Dimanche 7 avril : 6h de ski, 18km parcourus

J'essaie de retarder le départ le plus possible mais rien n'y fait. Ce n'est pas les -16°C de l'extérieur, c'est la vue de la neige qui tombe qui me refroidit. Je me jette enfin dehors : les patrons de l'auberge veulent prendre des photos de mon départ, pour la mettre en bonne place au dessus de la cheminée, au milieu de celles des meneurs de chiens de traîneau qui participent à la fameuse Yukon Quest. Ils me demandent à partir de quand ils doivent prévenir les rangers d'une éventuelle disparition, je donne 10 jours pour leur donner des nouvelles.

Première descente sur une plaque verglacée de la Chena River, la luge part en travers, et moi au tas. Mes fesses goûtent à la fermeté de la neige compacte. Luge 1 - Jéjé 0. Rapidement, je prends un petit ruisseau qui contourne la Chena River, au moins pour éviter la traversée du centre ville de Fairbanks : une centrale électrique y déverse de l'eau chaude, l'assurance d'y trouver des eaux "ouvertes" si je continue par là. Le ruisseau Slough Noyes a lui été nommé du nom du gars qui s'est noyé dedans : l'hommage posthume est mérité, c'est un véritable exploit que de se noyer ici lorsqu'on voit la profondeur ridicule du ru.

Je termine mon opération "contournement" en fin d'après midi mais elle n'est pas suffisante : en revenant sur la Chena River, cette dernière est encore dégelée. Je traverse le jardin d'une maison en bois pour remonter sur la rive, progressant comme un manchot dans un mètre de neige fraîche, avec les 35 kilos de la luge qui m'empêchent d'avancer. Le proprio sort sur le perron, et m'adresse un sympathique "What the hell are you doing there ?". Je lui explique ma volonté de rejoindre la Tanana River, en utilisant la Chena River, et qu'ici c'est mission impossible. Il me propose de m'y amener en voiture, c'est niet de mon côté. On étudie la carte ensemble, je vais être obligé de couper par les forêts. Finalement je repars avec les encouragements de la famille, des cookies et un thé chaud dans le ventre. Je camperai 2 kilomètres plus loin.

Lundi 8 avril : 8h de ski, 22km parcourus

Il est midi lorsque j'arrive sur les berges de la Tanana River. Jusque là, j'ai traversé des forêts, des propriétés privées, une caserne des pompiers, j'ai emprunté des voies cyclables, des routes enneigées, ou pas. La Tanana m'accueille avec un bon vent glacial, il vient de l'ouest et rien ne l'arrête sur ce grand espace dégagé. Je me couvre comme aux plus beaux jours sibériens, et je pose le pied sur la banquise.

Je commence à apprivoiser ma luge. Ses glissades en travers, sa manière de se poser toujours en dehors de la trace que je lui dame soigneusement, sa résistance à tout ce qui n'est pas plat et ne glisse pas suffisamment. Je l'ai d'ailleurs surnommée Barracuda : elle beugle, feule, couine, résiste à la moindre variation de terrain, montre parfois les muscles lorsqu'il faut passer un obstacle. Je l'ai attachée à l'arrière de mon baudrier, posant alternativement son poids sur mes hanches ou sur mes cuisses, là où sa traction me fatigue le moins.

La rivière est large ici, plusieurs centaines de mètres au moins. Enveloppée dans un brouillard d'un blanc laiteux, et recouverte à l'infini d'une neige immaculée, elle me semble sans fin quelque soit l'endroit où mon regard se porte. Une moto neige me double : il s'agit d'un chasseur équipé d'un fusil à lunette. Il me fait signe, et encore mieux, me laisse une belle trace bien damée dans son sillage. Je m'y cale avec bonheur, et malgré le mauvais temps qui ne faiblit pas, je continue ma progression, réchauffé par l'effort et les couches de vêtement, et aussi loin que me portent les forces du jour.

Mardi 9 avril : 5h30 de ski, 11km parcourus

A la vitesse où le reste d'eau chaude du thé gèle dans ma gamelle ce petit matin, j'estime la température aux alentours de -25°C. Le triptyque froid/vent/neige bat son plein : il me faut au moins 3 heures entre le moment où j'ouvre l'oeil dans mon sac de couchage et celui où je décolle sur mes skis.

Il n'y a plus aucune trace qui vaille dans cette marée de neige. Je navigue à la boussole, essayant parfois de sentir sous mes skis une neige un peu plus dure, celle qui me portera pendant quelques centaines de mètres avec moins d'efforts. La plupart du temps, je m'enfonce à mi-genoux, mes skis noyés dans une poudreuse lourde, je "casse la trace" comme disent les Alaskans. Barracuda ma lourdaude s'en donne à coeur joie pour compliquer la tâche, je lui gueule dessus comme un veau mais rien n'y fait ... il n'est pas rare que sur une heure je ne progresse que de 500 mètres.

Je perçois une dépression dans la rivière, un endroit où la neige semble plus ferme. Bingo, cela me permet de reprendre un rythme correct. Mais l'inconvénient se manifeste rapidement : la glace vive apparaît ici, et elle n'a pas une couleur très rassurante, là l'eau ruisselle à la surface. Du bout du bâton je casse la glace pour mesurer sa consistance et son épaisseur : elle rompt en petits morceaux sans trop de résistance, et ne fait que 5 centimètres tout au mieux : pas suffisant pour continuer à m'y aventurer dessus sans risque.

Le blizzard forcit d'heure en heure, je finis donc par capituler : avant d'être congelé sur place, je bifurque sur la rive pour trouver un endroit où poser ma tente. C'est fait aussi vite que me le permettent mes doigts durcis, et je saute à l'intérieur pour échapper à la tempête du dehors.

Je fais une rapide vérification de mon sac de nourriture : j'avais prévu 7 jours "larges" pour rejoindre Nenana ; en rationnant légèrement cela me donne 4 jours de réserve, afin d'attendre que le mauvais temps s'estompe et me permette de progresser à nouveau. Ma tente est bien arrimée, moi confortablement installé dans mon sac de couchage douillet. Je m'endors l'esprit tranquille, avec l'assurance de l'homme qui aura l'estomac plein le lendemain.