Le Yéti à deux roues Richardson Highway, Alaska, Etats-Unis

25/04/2013

Mardi 23 avril : 5h30 de vélo, 96 km parcourus

En partant de Fairbanks, Clarence m'a dit ceci : "Tu connais la définition d'une aventure ?". "Non pas vraiment" je lui ai répondu. "Une aventure, c'est se lancer dans quelque chose sortant de la normale, qui demande courage, endurance et ténacité. La majorité des gens considèrera ton entreprise comme dénuée de raison, et te prendra pour un fou; et s'ils te féliciteront d'un côté pour ton audace, ils se diront intérieurement qu'ils savent profiter de choses plus simples". "Je ne considère pas mon périple à vélo d'une semaine jusqu'à Valdez comme une aventure !" je lui ai dit en faisant référence à ma prochaine étape. Et là, il m'a parlé de montagnes, de cols, de vents, et j'ai retenu un nom : "Black Rapids", sans savoir s'il s'agissait d'un paradis ou d'un enfer sur terre.

Tout est bouclé sur le vélo, l'arrière me semble lourd et volumineux, à la limite de l'instable. J'ai "forcé" sur le volet nourriture, prévoyant les maigres possibilités de ravitaillement sur la route. Et puis j'anticipe que mon appétit va toujours rester féroce dans ces jours de froid. Je crame environ 5000 calories par jour. Alors quand je fais les courses au "mall" (supermarchés Fred Meyers, Safeway ou Wallmart) du coin, il ne faut pas s'étonner si je retourne régulièrement le paquet, pour voir quel est le meilleur rapport poids/calorie. J'ai une préférence sur les lipides, super apport calorique, suivi par les glucides. Et pour les protéines, j'attendrai ma prochaine étape, pour regoûter au traditionnel oeufs-bacon et burger.

Je traverse Fairbanks à vélo, remontant par les bandes d'arrêt d'urgence les longues highways. A un feu rouge un gars avec une chemise en coton à gros carreaux (la classique ici) baisse la vitre de son pick-up. "Où allez-vous comme ça ?". "Valdez, au bout de la Richardson Highway" je lui réponds. "C'est un long voyage. J'espère que cela se passera bien, soyez prudent avec le temps. Welcome to America !". Et il remonte la vitre. Celui-là m'a clairement pris pour un fou.

Pendant 30 miles je suis sur une route plate, sans aucune perspective sinon celle de me lever le cul de la selle pour voir ce qui m'attend au bout de cette longue ligne droite. Et puis en haut de la première côte de la journée, elle apparaît, magnifique et glaciale : l'Alaska Range, cette chaîne de montagnes avec ses sommets majeurs (autour de 4000 mètres) qui sont posés là comme des pyramides dans le désert de la toundra. J'ai le souffle coupé : quelles masses imposantes ! Quelles pentes et lignes abruptes ! Cela tranche radicalement avec le paysage de collines rondes auquel j'ai été majoritairement habitué jusque là. J'ai un petit frisson sur mon vélo, à la fois composé d'excitation et d'appréhension.

Mercredi 24 avril : 4h de vélo, 62 km parcourus

Le grésillement sur la tente et le vent qui hurle sur le lac ne m'inspirent rien de bon. Je dézippe l'arrière de la tente, par acquis de conscience : le temps est bouché, il neige et il vente. Je rezippe, fais attention à ne pas trop toucher les parois de la tente entièrement givrées, et me relove au fond du sac de couchage. L'effort le plus grand de la journée que j'ai à faire par ces froides et humides journées de mauvais temps est de sortir de mon duvet. Cela me prend entre 5 minutes et 2 heures suivant la volonté et la motivation que j'y mets.

A midi je suis enfin sur la route : je me suis dit qu'il était préférable de continuer jusqu'au pied de l'Alaska Range et la bourgade de Delta Junction, et s'y poser en attendant une éclaircie qui me permettra de traverser la chaîne de montagnes. En attendant, j'enchaîne les montées et les descentes, en transpirant abondamment sous le poncho ou en étant rapidement "réfrigéré" lorsque la pente s'inverse.

Enfin les flocons se font moins denses, et le paysage se découvre un peu : je suis sur le bord de la Tanana River, bien en amont de l'endroit où je l'avais remontée il y a 3 semaines. Elle est ici entièrement dégelée, l'eau court librement, emportant morceau de glace après morceau de glace. Il ne va pas falloir longtemps avant que du côté de Nenana le lien qui lie le tripode sur la glace de la rivière à la terre soit rompu et que le vainqueur de la Nenana Ice Classic soit déclaré.

De l'autre côté de la route, le Trans Alaska Pipeline sort de la terre : un énorme tube d'acier qui transporte le pétrole extrait des rivages de l'Océan Arctique (du côté de Prudhoe Bay) jusqu'au golfe de l'Alaska, avec ses tankers prêts à le convoyer sur l'Océan Pacifique. Près de 2000 kilomètres que je vais suivre au moins sur une partie jusqu'à Valdez (rappelez vous de l'Exxon). Dans leur mea culpa écologique les ingénieurs du pétrole ont inventé un système de préservation du permafrost autour du pipeline, pour éviter que le tube ne nuise trop au sol glacé en le réchauffant.

Le vent me porte toujours, et je suis rapidement aux abords de la communauté de Delta Junction, cherchant un endroit boisé pour éviter d'être secoué toute la nuit. C'est fait, j'installe la jaune M25 au pied de grands sapins, et en préparant la popote du soir, je guette par l'ouverture de la tente l'accalmie qui me permettra de décoller demain pour mon escapade montagnarde. Neige et soleil alternent, je ne sais pas quel cheval jouer, je m'endors bercé par l'incertitude des éléments.

Jeudi 25 avril : 8h de vélo, 132 km parcourus

Je lui ferai bien la claque au soleil ce matin, si dès que je sortais mes doigts ils ne s'engourdissaient pas en moins de 3 minutes, et qu'il me fallait à chaque fois 3 fois plus de temps pour les réanimer. La chaîne de l'Alaska Range s'ouvre à moi, belle et blanche, j'arrime tant bien que mal tout mon barda à l'arrière du vélo et je décolle sur une heure matinale, porté par l'espoir de la franchir en un jour et ne pas à avoir à camper dans son désert glacé.

6 heures plus tard, je viens de croiser un troupeau de 7-8 caribous, qui me dévisagent comme un intrus sur leur territoire. Je suis en plein dans la difficulté de la journée : un col à 900 mètres d'altitude, pour presque autant de dénivelé. Une "bosse" qui peut faire sourire un cycliste des Pyrénées. Mais c'est à la sauce alaskane bien sûr : un petit -12 degrés, 60 km/h de vent, heureusement orienté dans le sens de ma progression, et de longues portions de route verglacées, malgré le passage régulier des chasse-neige.

J'ai donc à peine le temps de m'arrêter pour profiter de cette belle rencontre sauvage que sur le bord de la route, un panneau marque le lieu dit des "Black Rapids" ... et j'entends la voix de Clarence me susurrer à l'oreille "Welcome in hell !". Et je comprends tout le sens de son message. Malgré la largeur de la vallée, le vent me hurle soudainement sa colère aux oreilles, essayant par tous les moyens de me faire quitter la chaussée. J'essaie de me mettre la parka pour couper son effet congélatoire sur mon corps, il me faut bien 1/4 d'heure pour l'enfiler tellement qu'elle vole dans tous les sens. Le sieur Eole va se venger différement en formant des congères sur mon vélo. D'abord sous mon pédalier, puis entre mon garde boue et ma roue arrière. Je suis bloqué en plein effort, la roue arrière ne veut plus bouger, accrochée au garde boue par une épaisse couche de glace. Un autre 1/4 d'heure pour enlever au couteau morceau de glace après morceau de glace. Je repars, et maintenant voilà ma roue avant patinant allègrement sur la couche de glace qui vitrifie entièrement la route. Et pam, je ne maîtrise pas une énième glissade et je tombe. Plus de peur que mal, mais tout mon barda s'est désolidarisé du vélo. Un nouveau 1/4 d'heure pour tout rattacher. Le froid me gagne, il est temps que je me remette à faire des efforts et que plus rien ne m'arrête, ours et caribous inclus, sinon je vais être bon pour construire un igloo ici, avec moi en esquimau glacé dedans.

Je me hisse en haut du col de l'Isabel Pass, le coup de pédale rageur, et je profite encore de la vue grandiose sur l'Alaska Range, avant de descendre de l'autre côté quelques miles, là où l'effet du vent est moins fort : je suis congelé. Je ralentis en traversant un minuscule hameau isolé, avec l'espoir de trouver un abri plus chaud que ma tente pour cette nuit. Je finis par solliciter Audie, l'un des quarante habitants de Paxson, qui possède là une belle maison en bois et des cabines à louer non moins sympathiques. Mais forcément bien au delà de mon budget. Son empathie pour ma journée de vélo prend le dessus, et il me propose de m'installer pour la nuit dans le salon chauffé des parties communes. Okay je lui dis, et vu que je suis le seul client, je bénéficie de tout l'étage du bâtiment. Je poserai mon matelas en face du poêle qui crépite, pour un concert de ronronnement avec toutes les cellules de mon corps. Et je m'endors en méditant sur le goût des choses simples, obtenues après une journée de beau labeur.

Jéjé

Pris sur le vif

Déjà parcouru

     1186 km      17053 km
     168 km      232 km
     6342 m (6)


Où sommes nous ?


Date : 13/08/2014
Lieu : Saugnac et Cambran, France
Déplacement : Repos
Direction :

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