Un matin de mousson Mengla, Yunan, Chine
A toi chère lectrice / cher lecteur : oui tu as bien vu le petit sigle en noir et blanc à droite de ce texte, qui soit provoque en toi une dose d'inquiétude, soit une forme d'excitation. Dans tous les cas, si tu cliques pour voir la suite du texte, tu auras eu le choix de ne pas le faire ... c'est à dire maintenant !
Il pleut. Merde, je viens de griller une cartouche pour nos futures nouvelles. Car de la pluie, on va en ramasser des seaux percés dans les semaines qui viennent. Les moyennes saisonnières pour septembre sont éloquentes : 170 mm de précipitation au sud de la Chine, 300 mm dans le centre du Laos. Assez pour diluer et laver toutes les épices qui nous sortent des pores de la peau. J'avais dit à Berga : tu vas voir, la pluie est souvent concentrée dans une heure, plutôt en fin d'après-midi. Baratin. Car en ce moment, c'est n'importe quand, n'importe où, et n'importe comment. Un vrai foutoir de météo, indigne de la Chine. Comme si le ciel était la seule chose qui échappait au Parti.
De ma banquette en bois massif importé du Laos, je regarde l'eau s'écouler du ciel en un rythme continu, une colonie des milliards de petits têtards translucides qui tombent du ciel et une fois à terre, cherchent leur maison, sûrement là-bas, tout en bas dans la rivière. Berga est assise à côté de moi, et du hall de l'hôtel que l'on a squatté pour la nuit, elle surfe le web à la recherche de prévisions météo. Et toutes pleurent des larmes grosses comme des rus de mousson. On se dit qu'il n'est que neuf heures du matin, qu'on a une petite journée devant nous pour rejoindre la frontière du Laos, une soixantaine de kilomètres, pas de quoi se presser ... et que cela serait mieux de démarrer avec une éclaircie, juste pour se donner du courage, avant d'être définitivement et irrémédiablement trempés.
Je replonge donc dans mon bouquin du jour, "Mapuche" de Caryl Férey, un polar sur les origines argentines d'un détective privé et d'une indienne. Et me voilà projeté à Buenos Aires, au Niceto Club, sous des stromboscopes agressifs et des baffles qui déversent méchamment la techno-house ... "Paula se tenait côté jardin, tortillant son cul dans une robe à strass rouge aux mille reflets ; rayonnant, un sourire à dix carats compensant sa dent manquante, le fils de la blanchisseuse taillait une pipe géante au bec d'un cygne rose". Je suis en train de m'imaginer la scène en tournant la liseuse dans tous les sens, quand une paire de jambes fuselées traverse mon champ de vision, juste au dessus du livre électronique. Jambes qui se perdent au bout de leur longue course dans une mini-jupe rouge électrique.
Je finis par lever franchement les yeux, la demoiselle se tortille sur de hauts talons, un semblant de grâce dans la grisaille matinale, le blanc éclatant de sa chemise finissant de contraster avec la démarche lourde et les cernes creusés de l'homme qui la suit. Je semble être le seul à me soucier de cette apparition irréelle. Le geek qui sert de réceptionniste guerroie sur son ordinateur avec des monstres improbables venus d'une exo-planète connue de lui seul, ma blonde s'est perdue dans les méandres de la toile, noyée dans des hectolitres d'informations, et espérant de trouver celle qui nous permettra d'écarter les gouttes et de donner l'impulsion du départ. Avec quiétude j'absorbe les moindres détails du tableau devant moi, quand l'apparition d'une seconde demoiselle, avec un accoutrement certes moins recherché, mais chaloupant d'une démarche aussi ravageuse, me plonge définitivement dans un sourire semi-béat. "Deux putes et un mac", que je me dis. Berga lève enfin les yeux, et devine mes pensées à mon air enjoué. C'est fou comment il est difficile de cacher quelque chose à sa moitié, surtout après deux mois de vie si intensément commune.
L'apparition n'a rien de surprenant à Mengla, près de la frontière laotienne. A quelques dizaines de kilomètres de là, existait la ville de Boten Golden city. Un beau projet, comme l'aiment les mafieux : un complexe de casinos, d'hôtels de luxe, de restaurants, de "salons de massage" à la chinoise, lancé en 2004 en pleine forêt tropicale, dans une "zone économique spéciale". Pour satisfaire leur coupable passion, les Chinois allaient perdre leurs yuans sur les tapis verts de cet "enfer du jeu", une zone de non-droits contrôlée par les triades. Un beau projet, mais c'est fini. En 2011, le gouvernement de la province du Yunnan a dû mettre le holà aux activités de cette "cité dorée". Les raisons de l'échec sont classiques : des joueurs ruinés qui se suicidaient, des mauvais payeurs qui étaient éliminés par les hommes de main des mafias, des règlements de compte en tout genre et au grand jour. Il se disait qu'on y retrouvait un cadavre par jour à la plus belle époque.
Pas étonnant donc que si ce paradis du vice n'ait plus droit de cité au Laos, ses "ex-professionnelles" de la prostitution soient repassées de l'autre côté de la frontière, en Chine, pour exercer leurs talents toujours appréciés. Et qu'on les retrouve ici à Mengla. J'ai encore en tête l'image saisissante d'hier après-midi, quand, à la recherche d'un hôtel pour la nuit, une vieille mamie m'a proposé de visiter deux de ses chambres. Et quand elle eut fini d'ouvrir la première des portes, elle se dirigea illico vers la seconde, me laissant prostré, la poignée dans la main, devant une chambre finalement déjà "prise", où une fille était passivement allongée sur le ventre, en train de rebondir mollement sur les ressorts du sommier, alors qu'un jeune chinois s'escrimait sur son arrière-train. Sur le coup, la poésie de Caryl Ferey qui convoque des cygnes ou flamands roses pour décrire les passions lubriques d'un travesti était loin de l'autre côté de l'Océan.
J'ai dû bredouiller une connerie en anglais quand j'ai vu la tête du client qui portait une surprise au moins égale à la mienne, et on s'est quittés précipitamment sur ce malentendu. Ma petite vieille m'attendait devant la seconde chambre, m'encourageant à rentrer et accepter le deal pour 80 yuans. J'ai pris une longue inspiration, j'ai poussé la porte avec précaution ... aucune scène du kama-sutra ne m'attendait là, du moins qui valait ce prix-là. Mais pas la peine que mes yeux dessinent des caractères mandarins, pour y deviner le mélange de confusion et jovialité triviale qui y régnaient.
Il pleut. Encore et toujours. Une litanie qui va nous tenir humide des jours et des jours à coup sûr. Je regarde Berga. Pourquoi on est venu de si bon matin dans le hall de l'hôtel pour attendre la fin de la pluie ? Il y avait sûrement mieux à faire.