Vent de Sud Nong Khiaw, Laos

15/09/2013

Vendredi 6 septembre : 4h15 de vélo, pour 60km parcourus

L'employé du bureau de change nous propose un thé chaud, une manière de nous préparer au passage de frontière qui nous attend. Les villes-frontière ne sont jamais un endroit agréable où on aime s'attarder : les vendeurs de devise, les trafiquants d'alcool frelaté, les contrebandiers d'âmes égarées, les colporteurs de paquets de chips éventés, toute cette populace qui profite de la désorientation et de la fragilité provisoire du voyageur pour lui faire avaler des couleuvres larges comme des anacondas et lui faire cracher les oursins et le contenu de ses poches.

Ce poste frontière Chine - Laos est une exception qui confirme la règle : des douaniers avenants, pas trop tatillons, un passeport vite visé et tamponné et un "Saïbadii" souriant. Nous voilà au Laos. La route s'est rétrécie, on n'aura plus le confort d'une large bande d'arrêt d'urgence pour rouler sans faire de l'ombre aux 38 tonnes locaux ; heureusement la circulation s'est considérablement fluidifiée, voir éparpillée dans les virages qui épousent les formes des montagnes. Plus de panneaux de direction non plus, de toute façon comme le disait l'employé du bureau du change chinois, "vu le nombre de routes au Laos, vous n'aurez pas plus d'un croisement par jour à négocier, et autant de questions à vous poser sur la direction à prendre".

Samedi 7 septembre : pas de vélo, tous à l'eau

"Le niveau de l'eau est très haut et il y a beaucoup de courant" lâche le "guide" avant de rentrer nos kayaks dans la Nam Tha River. Au vu du nombre de locaux qui assistent à notre embarquement, je me mets à penser que les départs de pagayeurs doivent être rares à cette époque de l'année. Soyons positifs : on ne doit pas risquer grand chose, personne nous a demandé notre expérience en kayak, n'a demandé si on avait des réflexes en cas de chavirage ou si on savait nager ... ou enfin n'a vérifié que nos gilets de sauvetage étaient bien attachés. Stop aux réflexes sur-sécurisés d'occidentaux, "vive l'aventure" comme s'exclame le capitaine du convoi.

4 heures plus tard, après un énième rétrécissement de la rivière et une séance de roller coaster, où parfois Berga me surplombait d'un mètre cinquante, elle hilare sur la crête de l'écume, moi au creux de la vague bouillonnante, concentré et essayant de lui crier par dessus le vacarme de continuer à pagayer, on se pose sur les bords de la rivière pour souffler un peu, content de n'avoir embarqué que quelques dizaines de litres d'eau avec nous. Et surtout parce que les deux équipages qui nous suivaient, un couple de suisses, et le guide et son comparse, ont disparu de notre sillage.

Ils arrivent enfin, et aux visages tendus qu'ils portent, on sent que la séance de montagnes russes n'a pas été une partie de plaisir pour tout le monde. "On a pris le mauvais bras de rivière, on s'est coincé sous un arbre, et on s'est retourné." nous confiera plus tard Géraldine, la jeune femme suisse. "Et là tout est allé très vite : Cédric (son copain) a essayé de récupérer ses affaires qui partaient dans le courant, moi je m'accrochais aux branches pour ne pas partir dans les rouleaux, le guide a voulu nous aider mais son canoë s'est aussi renversé, l'autre assistant a disparu de longues secondes sous l'eau, je n'arrivais plus à remonter sur le kayak ... J'ai eu peur". Cela me souvient une histoire de canoë tout ça, bien plus au Nord, une de ces autres fois où personne n'aurait misé un dollar canadien sur notre chavirage. Dollar depuis noyé (ainsi que feu ma caméra) dans la Yukon River.

Dimanche 8 septembre : 4h45 de vélo, pour 65km parcourus

Je ne sais pas si les propriétaires de notre auberge (qui avaient aussi organisé notre virée en kayak d'hier) se sentaient responsables de la mésaventure des Suisses, en tout cas, ils n'ont pas lésiné hier soir à nous saouler d'alcool de riz pour fêter la bonne fin de l'histoire.

Petite étape aujourd'hui, à la sauce laotienne, c'est à dire bien relevée, faite de descentes vertigineuses et de montées raides. De quoi digérer la dose trop élevée de gamma-GT de notre sang. Mais il faut aussi alimenter la chaudière en solide. On peut remercier nos grands-parents pour cela. Malgré l'indépendance accordée au Laos en 1953 (le pays faisait partie de l'Indochine auparavant), les Français y ont laissé la recette de la baguette (périmée), largement utilisée aujourd'hui pour "sandwicher" les légumes et les épices locales. Malgré tout, un délice.

Lundi 9 septembre : 8h15 de vélo, pour 97km parcourus

Le soir tombe, tout le monde en profite pour prendre un bain. D'un côté les hommes se savonnent dans un ruisseau, de l'autre les femmes se sont accaparées l'eau qui sort d'un petit puits. Et ça frotte, ça frotte. Nous, on est bien poussiéreux et collants de la longue journée qui s'achève, et cela paraît compliqué de trouver un endroit plus intime pour se débarbouiller. Après consultation des entités locales (le restaurateur, la vieille mégère qui surveille la route et le jeune qui cause english comme mon neveu), il apparaît que l'on ne pourra pas camper ici, malgré les deux terrains de football vides, à l'herbe grasse, qui ne semblent qu'espérer notre tente orange et crème.

L'hospitalité laotienne est mise à mal, nous voilà de nouveau sur la route au soleil tombant avec deux indications : la première nous donne une guest-house à 4 km plus loin vers l'ouest, "mais ce n'est pas vraiment un endroit que l'on vous recommande". La seconde nous pousse à prolonger notre route de 30 km, vers Huay Xai, une ville où vous trouverez ce que vous voulez. Au vu du regard légèrement désabusé de ma douce, je comprends que l'option 30km est à proscrire. On va être obligé soit de planter la tente au milieu d'une rizière, en prenant quelques serpents locaux comme sardines ... soit de s'armer de boules quiès pour affronter ce qui semble être un bordel pour routiers. On refuse l'aventure humide et sifflante et on joue une partition classique de nos voyages, nuit avec filles faciles et garçons bourrus.

Mardi 10 septembre : 2h15 de vélo, pour 31km parcourus

La route qui descend le long du Mékong est l'occasion d'observer la vie des locaux. Première constatation chez ce peuple d'agriculteurs : on aime ne pas déranger le riz qui pousse, et ici le riz prend du temps avant de donner son meilleur. En attendant, il est urgent de sortir les boules. Pour une partie de pétanque, cela va sans dire. Un nouveau reste du passage des "Fransé".

Mercredi 11 septembre : les vélos sur le toit du bateau, le bateau lui marche au gazole

200 kilomètres de descente du Mékong, dans un slowboat (littéralement "bateau lent"), une large barque à fond plat dont se servent les locaux pour rejoindre les petits villages du bord du fleuve inaccessibles par la route. 6 heures de lente contemplation, le riz pousse toujours.

Jeudi 12 septembre : 7h15 de vélo, pour 82km parcourus

C'est la saison de récolte du maïs, et les champs sont parsemés de larges chapeaux coniques, les couvre-chef des habitants pour se protéger du soleil pendant qu'ils le ramassent épis par épis. En bordure de route, de jeunes hommes chargent jusqu'à 3 sacs de toile remplis d'épis sur leur motocyclette. Au croisement, un camionnette attend, un homme à l'arrière, une balance devant lui, pesant sac après sac avant de les embarquer sur le plateau arrière du véhicule. A l'entrée du village, une machine (surnommée la secoueuse d'épis) s'agite pour séparer les grains de leurs épis, épis nus qui sont balancés dans la nature faute de mieux. Les grains de maïs récoltés sont acheminés dans de nouveaux sacs jusqu'à l'usine locale, broyés pour en faire de la farine. Usine construite par les voisins chinois, qui avec leurs camions, rapatrient le produit au pays. La boucle est bouclée, la Chine remercie les paysans laotiens.

Les chinois, reparlons-en, car ils n'ont pas eu le temps de trop nous manquer : ils sont chez eux ici aussi, et se trimballent avec leurs pick-up rutilants en klaxonnant à tout-va pour faire dégager de la route boeufs, chiens, poules, cochons et gamins. Ils ont investi la vallée entre Pak Beng et Oudomsay, en exploitant tout ce qui peut l'être : le bois, en déforestant de larges portions de montagne (gros pincement au coeur). Les cailloux, avec leurs habituelles carrières. Les minerais, en creusant des tunnels dans les flancs de falaise. Et enfin le produit de la terre, comme le maïs bien sûr. Cela s'appelle exploiter (ou piller) les ressources naturelles. Dommage que cela soit fait avec si peu de discernement (les glissements de terrain ne sont que la partie visible des effets de la déforestation massive), et que le produit échappe totalement aux habitants du coin.

Vendredi 13 septembre : 5h30 de vélo, pour 65 km parcourus

Vendredi 13, on roule donc sur des oeufs pour ne pas réveiller les mauvais esprits. On croise un village pauvre, on est sur nos gardes, car bon nombre d'esprits colériques semblent flotter ici. Les pluies diluviennes d'il y a une semaine (à l'époque où on arrivait tout juste au Laos) ont provoqué des glissements de terrain importants. Dont un ruisseau qui s'est transformé en toboggan géant depuis le sommet de la colline voisin, emportant sur son passage de gros rochers, les arbres voisins et surtout quelques maisons sur pilotis. On ne sait pas si des personnes ont péri, on sent en tout cas que les habitants n'ont pas le sourire habituel des autres villages, ignorant presque notre passage, alors que d'habitude des dizaines de bras se lèvent et les "Saïbadiiii" fusent de partout.

Du coup notre progression ralentie semble anecdotique : on zigzague entre les débris, on patauge dans de grosses flaques boueuses, on hoquète sur des nids-de-poule cassants. Pour se donner du courage et terminer la journée on goûte à quelques spécialités locales : pour se désaltérer, une poche contenant lait et glaçons, lait non pasteurisé qui par son goût fort me rappelle mon lait d'enfance, pour se rassasier des beignets frits aux bananes.

Samedi 14 septembre : 8h00 de vélo, pour 83km parcourus

Cette étape a la forme d'un M géant, avec pour points culminants deux cols à 1500 mètres d'altitude, et pour les trois points bas, une altitude aux alentours de 600 mètres. Et au cas où que le dénivelé n'ait pas raison de nous, ajoutons à cela la route la plus boueuse, défoncée ou poussiéreuse sur laquelle nous ayons roulé jusque là.

Heureusement, les encouragements venus du bord de la route sont toujours aussi nombreux, myriades de gamins hystériques coupant de l'herbe, ramenant du bois ou de l'eau, qui nous envoient un "Saïbadi", un "Hello" ou un "Bye bye", femmes sur leur métier à tisser ou personnages âgées dont le sourire ou le pouce dressé sont autant d'aiguillons pour ne pas relâcher la pression sur les pédales.

On arrive enfin à Pak Bomg, petit village qui nous servira par défaut de halte pour la nuit, après une descente qui s'est chargée de déplacer nos derniers os encore emboîtés. La douche nous redonne apparence humaine, on va traîner dans la ruelle principale du hameau. On s'attarde devant un stand qui nous laisse interrogateur : des pans entiers d'alvéoles dans lesquelles sont en train de germer des milliers et milliers de larves, un amas grouillant et visqueux. Le propriétaire vérifie régulièrement son trésor, surveillant si les larves n'ont pas écloses, pour donner vie à ce que l'on pense être de mignons hannetons. Berga me fait promettre de fermer la porte de notre chambre à double tour cette nuit, au cas où certaines larves ne contiennent pas seulement des hannetons.

Dimanche 15 septembre : 3h00 de vélo, pour 38km parcourus

Le sélecteur de vitesses du vélo de Berga grince vilainement, mon pédalier craque à chaque tour de manivelle, tout le monde a besoin de repos, et le village de Nong Khiaw a l'air d'être le lieu idéal pour se ressourcer quelques jours. L'allée principale est rarement dérangée par le bruit étouffé de quelques motocyclettes, le balcon de notre cabane sur pilotis donne sur un fleuve qui semble s'endormir dans son lit, la chaleur glisse avec langueur le long des falaises karstiques qui nous surplombent, et de courtes averses viennent parfois faire taire les cigales.

Je dis à Berga que je donnerai bien 3 étoiles à ce village si l'épicerie locale est fournie en Muesli pour le petit déjeuner et en Nutella pour les pauses-goûter. On y trouvera aussi une bouteille de pastis de Marseille, tombée de je ne sais quel cargo égaré. Ce n'est pas 3, mais 4 étoiles qu'on donne au village de Nong Khiaw. La bouteille, elle, trône désormais sur notre balcon, caressée par un léger vent, du sud évidemment.

Jéjé

Pris sur le vif

Déjà parcouru

     1186 km      17053 km
     168 km      232 km
     6342 m (6)


Où sommes nous ?


Date : 13/08/2014
Lieu : Saugnac et Cambran, France
Déplacement : Repos
Direction :

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