Pelleteurs de nuages Vientiane, Laos

01/10/2013

Mercredi 25 septembre : 8h45 de vélo, pour 80km parcourus

Si je bâtissais un refuge de mes propres mains dans une région montagneuse, je le construirais juste en haut d'un col long et difficile, au sommet de la dernière pente raide. Le voyageur l'aurait toujours en mire lors de son ultime ascension, un eden qu'il toucherait bientôt du doigt, la promesse de récompenses à la hauteur des efforts consentis pour arriver là. Et je serais là, sur mon Olympe de cailloux, Dieu goguenard, convivial et souriant, tendant une bière fraîche et un sandwich jambon/fromage du pays vers le valeureux pélerin.

Au sommet du dernier col de la journée, il n'y a personne pour nous accueillir dans la petite bourgade de Khiew Kha Cham, et pourtant notre ardoise du jour est salée. 37 km de montée à 6 km/h de moyenne, 1600 mètres de dénivelé avalé, assez pour décrocher tous les anges du ciel, et pourtant aucun d'eux ne nous a aidé sur ce coup. Pragmatiquement, on saute dans la première auberge que l'on trouve. Il y a 50% de chances de faire un bon choix ici, ou plutôt 100% d'en faire un mauvais, vu la moisissure qui grimpe jusque sous les draps. Pour compenser, la patronne nous amène sur son balcon arrière, et nous présente une vue imprenable, juchés sur une crête qui surplombe de 1000 mètres les vallées environnantes. "Le coup d'oeil vaut le déplacement hein ?" semble-t-elle nous dire de ses yeux fiers, comme elle a dû déjà le faire des centaines de fois pour faire oublier l'humidité et l'odeur d'oeufs pourris qui flotte dans son établissement. Pendant ce temps, je rêve à mon sandwich et à ma bière, c'est fou comme on peut être parfois terre-à-terre alors que les autres ne cherchent qu'à vous élever un peu.

"J'aime bien ce bout de femme" me dit Berga. "Elle est énergique, elle s'occupe des trois générations de sa famille (grand mère, mari, filles), elle fait tourner son commerce, elle garde le sourire." Berga a sûrement raison. Moi je suis en train de fixer les portraits fixés au mur du restaurant familial. La mère, le père, la grand mère, feu grand-père, la descendance. Je crois que cela me fout un brin de nausée en fait. S'accrocher à ces tableaux comme un empereur s'accroche à sa dynastie. Tisser sa toile comme une veuve noire, attrapant moucherons après moucherons, agrandissant fil après fil, toujours un peu plus grande, toujours plus incrustée.

Et si je leur filais nos Giant ? Je ferai sûrement plein d'heureux. Berga d'abord, qui n'aurait plus l'occasion de me demander ce qu'elle fout à bicyclette dans ces montagnes, vu que dans ses moments-là, elle ne rêve que d'une chose, jeter le vélo dans le fossé dès que je tourne le dos. Et puis cette maman, ce papa, ces filles, qui recevraient nos vélos. Cela leur donnerait l'occasion de prendre un aller simple vers le bas de la vallée, et quitter la crête où ils sont perchés depuis des générations. Et peut-être qu'ils y resteraient dans la vallée, ils y construiraient une nouvelle toile, ou peut-être ils rouleraient encore plus loin, abandonnant leurs pelotes de fil. Et si la peur de l'inconnu est trop forte, ils remonteraient la pente pour retrouver leur destin familial, avec une belle histoire à raconter à leurs arrière-petits-enfants.

Et puis moi, je prendrai la main de cette grand-mère, dont le doux regard m'avait attiré dans cette auberge. Elle me raconterait avec sa bienveillance naturelle pourquoi elle est restée là depuis sa jeunesse, et pourquoi elle a convaincu ses enfants d'en faire de même. Elle me raconterait, et peut être qu'elle finirait par me convaincre d'édifier mon Olympe ici, et de me transformer en Dieu goguenard, convivial et souriant, pour accueillir les voyageurs de passage.

Jeudi 26 septembre : 7h00 de vélo, pour 77km parcourus

En roulant je me demandais les personnages qui peuvent pousser un gamin à devenir hystérique, joyeusement hystérique je veux dire. Le Père Noël qui descend de la cheminée et commence à distribuer les cadeaux ? Le marchand de glaces qui annonce sa venue dans la rue avec une petite musique répétitive ? Le maître d'école qui lâche ses gamins pour l'heure de la récré ? La poule (en chocolat) qui a semé les oeufs (en chocolat) de Pâques dans le jardin ? La petite souris qui laisse un cadeau en venant ramasser pendant la nuit la dent qui est tombée ?

Au Laos, on peut rajouter à cette liste le passage de deux cyclos sur la piste du village, deux cyclos qui n'ont rien à offrir que la poussière soulevée par leurs pneus, mais qui par leur simple passage provoque la levée d'une nuée de gamins, criant des "Sabaïdi" ou "Hello". Pour tout le monde, de la distraction, des rigolades, un bon moment, du bonheur quoi. A moins que ... comme le disent les grands parents à leurs petits enfants, "si tu n'es pas gentil et tu ne dis pas bonjour au farang (l'étranger au grand nez), il reviendra pendant la nuit te manger tout cru". Voilà un explication bien plus rationnelle pour expliquer les centaines de gamins qui se lèvent et hurlent tous les jours à notre passage.

Vendredi 27 septembre : 6h00 de vélo, pour 81km parcourus

On pourrait se faire une vraie ménagerie aujourd'hui, vu ce que les vendeurs de bord de route proposent : singes, civettes, rats, crabes, poissons-chat, serpents, insectes, perroquets menats, et plein de petits mammifères ou oiseaux que l'on serait bien incapable d'identifier. Si d'aventure cher lecteur, tu as des besoins spécifiques en animal exotique, envoie moi ta liste, je me ferai un plaisir d'accrocher quelques cages à mes sacoches de vélo et de t'en ramener lors de notre prochain passage au pays. Pas d'inquiétude, je te ferai un bon prix. Et pour ceux qui sont contre le traffic d'animaux exotiques, j'accepte aussi les dons, pour promouvoir la "bonne parole" auprès des populations concernées, et leur proposer des moyens alternatifs de gagner leur vie. Signé : Jéjé qui cherche des moyens pour vivre du voyage ... dans le dos de Berga bien sûr :o)

Samedi 28 septembre : repos, pas de vélo

Au milieu du Laos, au sud des montagnes centrales, il y a la bourgade de Vang Vieng. Une "anomalie" paraît-il. Il y a longtemps c'était un petit village d'agriculteurs et de pêcheurs, qui se prélassait dans un cadre assez idyllique, baigné par la lenteur caractéristique de sa rivière et des habitants du coin. Aujourd'hui, il y a une guesthouse (hôtel ou auberge) pour 100 habitants, soit 200 environ. Presque autant de bars et de restaurants. Assez de pizzas et de burgers pour faire oublier tout le riz collant du Laos. De jeunes fêtards occidentaux qui se balladent torse-nu et leurs nanas en bikini, de quoi générer quelques visions apocalyptiques. De la marie-jeanne et des drogues synthétiques à tous les coins de rue. L'activité la plus ludique et vendue étant le tubing, c'est-à-dire descendre la rivière principale dans une large bouée, en s'arrêtant dans les bars qui jalonnent les berges de la rive de manière continue pendant 3 kilomètres. Chaque année des morts, qui coulent dans le courant, bien plombés par des litres de bière et autres stimulants. Et pour terminer, dans les bars, qui balancent plein watts des tonnes de mauvaise techno, une particularité quasi-commune : la diffusion en boucle d'un épisode de la série "Friends", série qui doit bien dater des années 80 si ma mémoire est bonne, devant des dizaines de corps avachis et défoncés. Sans déconner, diffuser "Friends", si c'est pas du mauvais goût ça !!!

Dimanche 29 septembre : 6h15 de vélo, pour 90km parcourus

Hier avec ma chérie on discutait (on a encore pas mal de sujets de conversation sur le vélo, c'est rassurant malgré les centaines d'heures roue dans roue :o)) qu'en pas loin de 3 mois, l'on n'avait pas encore rencontré de cyclos occidentaux sur les routes de Chine et du Laos. Des cyclos chinois, quelques dizaines. Mais aucun autre passeport. L'oubli est réparé aujourd'hui : cela démarre à 11h, où on croise un américain de 25 ans, qui s'est lancé en Indonésie sur un trip de deux ans, qui l'amènera un jour en Europe il espère. Puis un gars de Singapour, enthousiaste et volubile, qui fait une boucle de quelques mois en Asie du Sud-Est et partage momentanément la route de l'américain. On est à deux doigts de pied de se remettre sur les pédales quand on se fait rejoindre par un nouveau cycliste, venu de Thaïlande pour découvrir le pays voisin, et qui nous distance après quelques coups de pédale.

Et il y a cette dernière rencontre, un couple de cyclos allemands au profil assez atypique : imaginez que le gars transporte dans sa carriole un fauteuil rouge de cinéma, dans laquelle il fait asseoir et photographie les locaux sur le bord de route. Une idée originale et amusante ! Certes leur paquetage total avoisine les 100 kilos (!!!), dont une bonne partie en matos de photographie et caméra, et ne leur permet pas de rouler dès que la route s'élève trop ou devient cassante (on les a croisés alors qu'ils faisaient du stop avec leurs vélos et chargement vers le nord du Laos), certes la durée de leur voyage (2 mois avec 4 pays traversés) impose des contraintes logistiques, certes ils font un peu figure d'extra-terrestres dans un monde de "roulards" qui vit souvent chichement, au vu de leur matériel (vélos inclus) super sophistiqué et très coûteux, certes ils montrent plus des réflexes de commerciaux qui vendent leur histoire plutôt que de voyageurs qui vivent une aventure ... Mais chaque histoire est belle, du moment qu'on y croie et on s'y investit. Et plus elle est folle, plus je la trouve belle. Donc pour une fois un lien vers leur site.

Lundi 30 septembre : 5h30 de vélo, pour 80km parcourus

Au bout de la longue ligne droite et plate, voilà Vientiane. Il y a un demi-siècle, il paraît que c'était un repaire d'agents secrets et d'intrigues politiques en tout genre, au milieu de la guerre d'Indochine. Agents de la CIA, espions russes et services secrets français entre autres.

Aujourd'hui les seuls clignements d'oeil avertis viennent des conducteurs de tuk tuk qui cultivent tous une herbe apparemment folle dans le fond de leur camionnette à trois roues, juste au dessous de leur hamac, et veulent t'en faire profiter tout de suite. Hormis cela, un soleil haut dans le ciel, la menace d'un typhon qui vient par l'ouest, mais qui finalement s'écrasera avant l'après midi sur la chaîne montagneuse voisine du Vietnam, et une activité qui ferait passer la capitale du Laos pour une agréable bourgade provinciale.

Après cette dernière journée de vélo, désormais tout près de la frontière thaïlandaise, c'est une invitation évidente à profiter encore de l'heure laotienne, à pelleter les nuages tout l'après-midi en compagnie de Fred Vargas et d'Adamsberg. Le temps n'a définitivement pas la même empreinte ici ... flou, vague, insaisissable, il se glisse entre les doigts, disparaît dans une volute de gaz. Et laisse une odeur légère derrière lui, comme un parfum enivrant.

Jéjé

Pris sur le vif

Déjà parcouru

     1186 km      17053 km
     168 km      232 km
     6342 m (6)


Où sommes nous ?


Date : 13/08/2014
Lieu : Saugnac et Cambran, France
Déplacement : Repos
Direction :

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