Le fils de Tengboche Tengboche, Népal

27/10/2013

Il a fait froid cette nuit. Ce n'est pas faute de m'être serré contre ma petite soeur. La grosse couverture n'y a rien fait. Même maman, qui nous a senti grelotter et nous a entouré de son gros bas aimant, n'a pas pu empêcher les vilains courants d'air froid de venir nous faire frissonner.

Heureusement le soleil frappe vite sur notre village de Tengboche. A presque 3900 mètres d'altitude, on est au sommet d'une petite colline, et après avoir éclairé d'une lanterne orange les flancs de l'Everest et du Lhotse, le soleil n'a pas mis longtemps à surgir au-dessus de l'Ama Dablam pour venir caresser de ses rayons les ardoises du toit de notre maison.

Maintenant je suis installé contre un mur de manis, ces prières gravées à même la pierre pour chasser le mauvais sort, chauffé par les rayons du soleil, dégustant mon dal bhaat du matin, un mélange de riz-lentilles-patates. Il devra me tenir l'estomac jusqu'au prochain repas, en fin de l'après-midi, devant ce que mon papa a l'habitude d'appeler le plus beau paysage du monde. Des drapeaux de prière qui flottent dans le ciel avec leurs cinq couleurs, bleu, blanc, vert, jaune, rouge, chapeautés par des montagnes gigantesques, tout autour de moi, des sommets de 6000, 7000 et 8000 mètres, plus qu'aucun sherpa n'oserait en rêver.

Mon papa est parti hier matin, avec un monsieur de la Suisse, le pays des montres et des chocolats comme il plaisante avec ses copains sherpas. Il va accompagner ce monsieur jusqu'au sommet de l'Ama Dablam, une montagne mythique, l'une des plus belles du monde il dit. Juste face à moi, à quelques kilomètres vers le soleil levant. Enfin accompagner, un peu plus que ça. Mon papa est guide de haute montagne : il a été formé ici, au Népal, il est même parti en Europe pour faire un stage dans un village des alpes françaises, Chamonix. Aujourd'hui il dit qu'il fait partie des 25 guides professionnels de haute montagne du pays.

Et quand je vois tous les diplômes sur les murs de notre salon, au dessus de la rangée des plats de cuisine, je suis fier de lui : il est allé au sommet de plein de 8000 mètres, le Cho Oyu, le Shishapangma, le Manaslu, et aussi l'Everest, plusieurs fois, avec des américains, des coréens, des espagnols, des chinois, et plein d'autres. Au début il a commencé comme porteur, à trimballer les bagages des étrangers jusqu'à haut sur la montagne, il installait les tentes, il faisait fondre la neige pour préparer le thé, il cuisinait pour toute l'expédition. Il était si endurant et si résistant à l'altitude, qu'une agence française lui a proposé de suivre des formations ici et là-bas. Il a fini par devenir un guide très reconnu et aujourd'hui les compagnies d'expédition lui demandent à chaque printemps et à chaque automne d'accompagner leurs groupes.

Hier quand il est parti, j'ai des sanglots qui sont montés. J'ai toujours peur qu'un jour il ne revienne pas, comme certains papas de copains d'autres villages. Il m'a pris dans ses bras et m'a dit de ne pas pleurer, "c'est la montagne, c'est mon métier, tant qu'elle voudra de moi et que je voudrai d'elle, il ne m'arrivera rien" il m'a dit. Je l'ai serré très fort, je lui ai demandé s'il avait toujours gardé le petit bouddha que je lui avais taillé dans un morceau de bois, il me l'a montré et au final j'étais rassuré, je suis sûr qu'il ne lui arrivera rien. J'ai vu aussi maman dans la cuisine qui essuyait une larme, mais elle n'a rien dit, elle devait en avoir gros sur la patate.

Car l'Ama Dablam, ce n'est pas une montagne facile il a dit un jour à maman : passages raides en roches, des pentes de glace où il est interdit de tomber, plein de cordes fixes à attacher à la montagne pour que le monsieur de Suisse puisse grimper sans prendre de risque. Plein de risques qu'il doit prendre lui, mais pour lequel il reçoit un bon salaire pour un sherpa, se justifie-t-il. Seule mamie abonde dans son sens. Elle nous raconte que la montagne fait partie des sherpas de tout temps : quand elle était jeune, elle devait passer des cols à plus de 6000 mètres d'altitude avec une caravane de yaks pour faire du commerce avec le Tibet, patates, riz et thé des basses plaines contre sel et peaux d'animaux des hauts plateaux. Et souvent pour gagner une misère. Alors quand elle voit papa rentrer avec des dollars, elle lui dit qu'il a fait le bon choix.

Des fois je ne comprends pas pourquoi les étrangers demandent à mon papa de les amener au sommet d'une montagne. Qu'est-ce qu'ils y gagnent ? Ils sont traités en héros de retour dans leur pays ? Pourtant ce ne sont pas eux qui prennent les risques, c'est mon papa. Et lui gagne de quoi nous nourrir il nous dit, peut-être d'acheter une couverture plus chaude un jour j'espère. Je sais que beaucoup de mes copains souhaitent travailler comme guides dans la montagne, avoir l'opportunité de partir à l'étranger, gagner de l'argent pour construire un lodge (hôtel) dans l'Himalaya et faire vivre toute leur famille. Tenzing Norgay, le sherpa qui a accompagné Edmund Hillary au sommet de l'Everest en 1953, a passé une partie de son enfance ici, à Tengboche. C'est un exemple, les jeunes rêvent de finir célèbres comme lui.

Moi je ne sais pas encore. Maman aimerait que je rentre comme moine au monastère de Tengboche, pour y recevoir une éducation et une instruction. Au moins quelques années elle dit à mon papa, après on verra. Mon papa lui compte secrètement ses économies, et je sais qu'il nourrit l'espoir de m'envoyer à Kathmandou pour suivre des études, "tu ferais un bon docteur, tu as les mains et le regard doux" il me dit parfois.

J'ai fini mon dal bhaat, et les convois matinaux de mules ou de yaks, qui ravitaillent les lodges des villages au dessus, arrivent au village, suivis par les premiers groupes d'étrangers. La plupart marchent en direction du camp de base de l'Everest, pour avoir la vue la plus proche possible de la montagne. Ils ne l'escaladeront pas, juste ils randonneront autour. J'aimerai que mon papa soit guide de randonnée, et non guide de haute montagne. Il prendrait moins de risques, resterait sur les chemins des porteurs et des yaks. Comme ce vieux guide sherpa, qui accompagne ce grand maigre sans cheveux et cette jolie dame aux cheveux clairs. Ils ont l'air de se plaire ici, à marcher en prenant leur temps. Ils descendent vers Namche Bazaar, après sûrement quelques jours en altitude. Peut être d'ailleurs qu'un jour ils reviendront, et c'est moi qui remplacerai ce vieux guide, et je randonnerai avec eux ... on marchera en prenant notre temps, je leur raconterai notre vie, notre culture, et puis le soir venu, confortablement installés auprès du foyer de maman, papa sortira de ses couvertures pour agrémenter mon récit de ses exploits. Tout le monde frissonnera en écoutant ses histoires, tout le monde l'admirera, et le respectera, pour être toujours là et nous les raconter.

Jéjé

Pris sur le vif

Déjà parcouru

     1186 km      17053 km
     168 km      232 km
     6342 m (6)


Où sommes nous ?


Date : 13/08/2014
Lieu : Saugnac et Cambran, France
Déplacement : Repos
Direction :

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