Mécavélo Villa O'Higgins, Chili

04/03/2014

Villa Cerro Castillo -> Rio Murta : 69km pour 6h45
Il y a des jours où tout sourit. On part du bon pied, plein d'ambitions. Puis il y a le premier virage. Il y a des jours où on déchante très vite : une route en travaux, une terre tellement molle que les roues s'enfoncent de dix centimètres, une Berga qui vire au rouge. Entre le vino tinto et la frambuesa casera. Le verdict tombe : "Si ça continue plus de six kilomètres, je fais demi-tour.". Dire qu'il y a une heure on était en train de gazouiller comme deux condors énamourés devant les roches enneigées du Cerro Castillo.
On trouve un tapis de sol fraichement égaré sur le bord de la route, du coup c'est l'occasion de changer de sujet : "Et si on retrouvait le proprio ?". On soupçonne un groupe de six cyclos chiliens partis de bon matin devant nous d'être les semeurs de trouble. Nous voilà lancés sur la piste, on suit la progression des traces sur la terre fraîche, on note les arrêts, on renifle la pause-déjeuner, on finit par les crocher alors qu'ils installent leur campement en bord de ruisseau. Ruisselant mais avec un sourire de sauveur, on leur tend le tapis de sol. Mierda, il n'est pas à eux ! En plus ils n'ont pas l'air engageants. "Un concentré de testostérone" dixit Berga.
On finit par poser la tente à notre tour en bordure de fleuve. Berga retrouve le sourire, on aura même un refuge abandonné en guise de cantine, et une plage privée labellisée nudiste rien que pour nous.

Rio Murta -> Puerto Tranquillo : 58km pour 5h04
Berga n'arrive plus à passer son premier plateau sans mettre un coup de pied dans la chaîne. Jéjé : "Je vais t'arranger ça". Une demi-heure plus tard, après avoir serré les freins par erreur, s'être trompé de boulon, avoir grippé la vis de réglage, secoué le vélo à l'endroit ou à l'envers, Jéjé abandonne, penaud, et annonce sous le regard inquisiteur de Berga : "Ma chérie, je te propose de régler ça au prochain magasin de vélo, je pense maintenant qu'il y a assez de boulot sur le vélo pour y faire un crochet".
La pause déjeuner nous rappelle à l'actualité mondiale : un motard s'arrête pas loin de nous, trouvant le lieu qu'on a choisi assez sympa pour casser la croûte. Dix minutes plus tard, un nouveau motard s'arrête, prend juste le temps d'enlever son casque avant d'incendier grassement son coéquipier de route ; on assiste à la scène cachés dans les buissons. Un quart d'heure plus tard, alors que le ton est à peine redescendu, un nouveau motard les rejoint, et bis repetita. Engueulade générale, les insultes fusent, y a pas besoin d'être russophone pour comprendre qu'ils ne parlent pas de partager un verre de vodka ensemble.
Une fois terminé notre riz au lait au nesquick, on repart discrètement alors que l'atmosphère s'apaise, et on remarque qu'un des motards a un drapeau ukrainien accroché à ses sacoches. Même à des milliers de kilomètres les histoires de famille les poursuivent.

Puerto Tranquillo -> Puerto Bertrand : 72km pour 6h33
Après 30 km de saute-taupe, à croire qu'avant de la recouvrir de gravier les mecs de la DDE locale ont installé sur la route une tôle ondulée, on arrive à un croisement. Du style choix décisif, deux routes pour rallier El Chalten en Argentine. Cap à l'est, pour 450 kilomètres ensoleillés sur le bitume argentin, roulant mais vrillé par un violent d'ouest, qui vient cueillir le cycliste néophyte dans le travers de sa roue. Cap au Sud, 300 km sur le ripio chilien, qui concasse le cadre du vélo et le squelette de l'imprudent vélocypède, voire balaye l'ensemble avec les ondées pluvieuses venues du Pacifique.
Dans ces cas-là, ne jamais s'immiscer dans le choix : laisser porter l'entière responsabilité de la décision à celle qui risque d'en souffrir le plus. Sous l'influence du conseil d'un trio de jeunes cyclistes français rencontrés au petit matin, Berga choisit le sud, pour le meilleur et le pire. Moi, je jubile.

Puerto Bertrand -> Cochrane : 50km pour 4h59
Au milieu d'un paysage de canyons avec une eau turquoise, on rencontre autant d'animaux sauvages aujourd'hui qu'en 5 semaines de déambulation sud-américaine. Un guanaco, qui essaie de nous cracher dessus avant de sauter entre nos deux vélos. Puis l'izard local, le légendaire huemul, qu'on avait vu jusque là seulement sur les panneaux "Roulez doucement. N'écrasez pas un des derniers huemuls en liberté". Manque un puma et un inca, et on aura fait le tour de la faune locale en voie de disparition.
Ultime frontière : Cochrane. C'est en tout cas ce qu'il y a d'indiqué sur le panneau d'entrée de la "ville" Cochrane. Un supermarché, un distributeur automatique, un atelier mécanique, une brasserie de bière artisanale. L'occasion pour se remplir le ventre, on cuisine donc des crevettes au coco-curry. Sûrement un relent d'Asie, qui revient parfois en bouche. On est maintenant prêt à affronter les dernières surprises de la Carretera Austral.

Cochrane -> Valle la Tranquera : 70km pour 6h54
Cochrane était la dernière occasion de réparer nos vélos. C'est donc aujourd'hui que nos bicyclettes ont décidé à commencer à nous faire de sacrées misères. Mon porte bagages se casse, trop de poids, trop de vibrations avec ce ripio qui ne laisse aucun répit. Heureusement les sacoches tiennent encore en place. Le pneu arrière enchaîne en se dégonflant trois fois de suite, juste assez pour que je finisse par comprendre qu'il a fini par rendre l'âme, la structure interne s'est effilochée et perce à répétition la chambre à air. Berga perd les vis de sa sacoche, premiers signes d'une fin proche.
Une journée à marquer sous le signe des ennuis mécaniques, heureusement qu'il y a les pâtes cuites dans l'eau trouble du fleuve et arrosée d'une sauce tomate insipide pour remonter le tout. Et un reste de crevettes-coco-curry resté coincé entre deux molaires. Jour suivant.

Valle la Tranquera -> Caleta Tortel : 58km pour 5h16
On s'est à peine réchauffé les mains que l'on "double" un cyclo en action. Le premier cadrage-débordement depuis près d'un mois. Si on excepte en tout cas ceux qui poussaient leur vélo après un ennui mécanique ou les mamies qui allaient chercher leur pain de bon matin. Il est anglais, volubile, et enchanté de son voyage à vélo. On partage notre plaisir d'être là, dans un paysage aussi grandiose, on oublie volontairement d'évoquer les petites contrariétés et autres secousses journalières.
Le but de notre journée, Caleta Tortel, est le dernier port chilien continental avant les champs glaciaires du Hielo Sur. Un petit village portuaire construit sur pilotis, avec des passerelles en guise de rues, des escaliers qui empêchent toute circulation à roue, des marins en cale sèche, des femmes au regard vide et fixé sur le large, des chiens vagabonds au poil mouillé et à l'oeil pétillant. Moi j'en rêvais de ce petit port en bout de route, campé sur les fjords chiliens comme un morse échoué sur un morceau de banquise, las et amorphe ; en fait il y a quelques mois je rêvais d'y échouer ici la proue d'un kayak. C'est les roues de nos vélos qui toucheront les premières le rivage. Mais comme toutes les destinations de bout du monde, quand tu finis par y poser le pied, soit tu as envie de te tirer vite fait car il n'y a rien pour toi ici hormis une ébauche de civilisation, un poêle chaud et une poêle remplie, soit tu t'enlises car tu n'as plus d'énergie pour en repartir.

Caleta Tortel -> Villa O'Higgins : 44km pour 4h35, puis 112 km dans une bétaillère
Dès la sortie de Caleta Tortel, un chien se met à nous suivre. Sûrement que lui aussi veut échapper à la pluie et la grisaille du village de pêcheurs. Pendant 35 km il marchera et galopera à nos côtés, accélérant ou ralentissant, suivant que le ripio devienne mauvais ou que la pente s'accentue. Il assistera donc à nos deux crevaisons, une première déchirure sur le pneu arrière de Berga, la réparation avec un bout de pneu usagé, une seconde déchirure, assez large et définitive pour sceller l'avenir du pneu, c'est-à-dire le fond d'une poubelle. Nous voilà donc à pousser les vélos, sous la pluie, en compagnie de notre toutou d'occasion, dans un no man's land que le sud du Chili sait si bien offrir. Après quelques kilomètres de vas-y-que-je-te-tire-ou-je-te-pousse, on arrive au ferry qui permet de traverser un lac jusqu'à Rio Bravo et poursuivre la route jusqu'à Villa O'Higgins. Une éclaircie, le conducteur d'une bétaillère qui s'arrête et nous embarque à l'arrière de son fourgon, au milieu du foin et avec le chien gardien de troupeau, pour nous conduire sur les 100 derniers kilomètres de la Carretera Austral. Une journée qui partait en eau-de-boudin et finalement va sentir la rose. Reste à retrouver un pneu de bicyclette pas trop usagé pour nous remettre en selle dans notre périple jusqu'à la frontière argentine.

Jéjé

Pris sur le vif

Déjà parcouru

     1186 km      17053 km
     168 km      232 km
     6342 m (6)


Où sommes nous ?


Date : 13/08/2014
Lieu : Saugnac et Cambran, France
Déplacement : Repos
Direction :

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