Des vies en route Buenos Aires, Argentine

29/03/2014

L'océan Atlantique est parsemé de rides, les orques ne viendront pas. D'après le bruit qui court depuis la mi-journée, ils seraient de l'autre côté de la péninsule de Valdez, en train de traîner au large de la plage de Punta Piramides. L'un de leurs garde-manger où d'autres colonies de lions de mer ont élu domicile. On a beau guetter au large, pas l'ombre d'un aileron noir. L'homme qui nous avait embarqué dans son gros pick-up pour venir sur cette plage de Punta Norte, réputée pour être un lieu favori des orques, nous avait prévenu avec ses yeux gris insondables : "Vous êtes à la meilleure période pour les voir, quand ils viennent avec leurs petits pour chasser sur les plages, en leur apprenant à s'échouer et à repartir avec leur proie dans les haut-fonds. Mais cela ne vous assure pas de les voir.". Le spectacle du lion de mer mâle de 2 tonnes qui lutte sans discontinuer pour empêcher les autres mâles de s'approcher de son harem vaut déjà par lui-même le déplacement.

On se remet en position en bord du chemin de terre, celui qui ramène sur le continent. Pouce levé. Pas pour longtemps, car un couple de Porteños (habitants de Buenos Aires) nous embarque dans son 4*4, en laissant les ombres suspectes de l'océan derrière nous. Ils sont avides de partager avec nous leurs impressions, pas sur la faune locale, mais sur une autre sorte de faune, celle qui occupe les plus hautes sphères du pouvoir argentin. Corrompus, incompétents, ils mènent le pays à sa ruine. Jusqu'au moment où le chauffeur se lance dans une longue diatrybe pour comparer l'état de nos deux pays : "Ici il y a trop d'aides publiques pour les pauvres, des allocations à la naissance des enfants, un revenu s'ils n'ont pas d'emploi, des maisons qu'on leur construit, qu'ils occupent et ne rembourseront jamais ... mais vous avez le même problème en France avec les musulmans non ?". Berga sent que je me raidis un peu, me met la main sur le bras ; sa tempérance adoucit ma réponse, j'en noie le contenu dans un ramassis de banalités.

Km 1372. De retour sur la route asphaltée, on retrouve les camions qui remontent du sud, souvent vides. Julio et Mathias, deux jeunes camionneurs, nous voient depuis près de 2 km sur la longue route de pampa, et commencent à freiner sur presque autant. On jette nos vélos sur les 29 tonnes de ciment de la remorque arrière, on pousse la bonbonne de gaz et la tasse de maté pour prendre place dans la cabine avant. En les écoutant raconter leurs dernières aventures, on a l'impression de revenir dans l'époque de ces camionneurs intrépides du "Salaire de la peur", qui tombent en panne au milieu du désert de la pampa, réparent avec un bout de corde ou de ferraille, vendent une petite partie de leur gazole ou de leur ciment le soir venu pour se payer un bon repas ou une compagnie agréable, échappent à l'inquisition des flics de la route en prenant des itinéraires annexes et défoncés. Un monde de débrouilles qu'ils ont domestiqué.

On débarque alors que l'obscurité tombe sur Las Grutas, et que nos chances de trouver un endroit pour camper s'amenuisent. Un vieil homme sort d'un camping, fermant la grille d'entrée derrière lui. "Vous êtes fermé ?" je lui lance innocemment. Devant son signe de tête, j'enchaîne au culot : "Vous connaissez un endroit pour camper ce soir ?". Il nous regarde, et réfléchit longuement avant de donner sa réponse. "Non, qu'il me dit, mais je connais un endroit où vous pouvez avoir un lit.". Je comprends à demi-mot : "Ok, vous pouvez nous indiquer où c'est ?". "Suivez moi, c'est chez moi.". Et nous voilà quelques minutes plus tard installés dans la maison du vieil homme, en train de déguster un verre de vino tinto. Alberto est lui aussi ancien camionneur. Aujourd'hui, il fait office de gérant de l'un des campings du village, fermé à cette époque de l'année. Un travail qui occupe ses vieux jours, qu'il passe sinon sur le bord de plage avec sa canne à pêche. On reste deux jours auprès de lui, pour une tranche de vie simple et dénuée de fard, où la rencontre inopinée délie les langues, et son caractère éphémère donne une saveur si intense. Un asado au poulet, des empenadas, une tarte jambon-queso et 5 bouteilles de vin plus tard, on se quitte devant la façade blanche de sa baraque, battue par la brise marine. On essaie de le remercier chaudement, mais c'est lui qui nous remercie, de notre compagnie et de ces soirées à discuter de la vie, passées trop vite qu'il nous dit, le regard humide perdu derrière ses lunettes fumées.

Norman nous récupère au volant de sa vieille Chevrolet. On embarque les deux vélos à l'arrière du pick-up, les deux chiens qu'il transporte nous font la fête un peu trop joyeusement. En chemin, Norman doit passer par une hacienda, pour discuter avec le propriétaire de sa prochaine cargaison. 35 vaches, pour un montant de 30000 dollars, qu'il doit venir récupérer plus tard dans la soirée. Au bout d'un chemin de terre, on arrive au ranch, quelques habitations simples et spacieuses, protégées des vents de la pampa par une haie d'arbres hauts, une oasis verte dans une nature sans concession. Derrière la barrière du campo, Norman scrute sa marchandise, le troupeau qu'il mènera à l'abattoir : "C'est beau hein ?" qu'il nous dit. Il a le regard qui se vrille dans les grandes plaines d'une herbe jaunie. "Je suis né ici, et même si je ne connais pas beaucoup de choses dans ou en dehors de l'Argentine, je n'ai jamais rien vu d'aussi beau que cette région.". Cette région faites d'hommes rudes, attachés à leur terre. Dans un pays presque sans arbre, ce sont des géants de la pampa, sculptés par leur environnement autant qu'ils essaient de le transformer. Norman part un moment du côté du Rio Negro, là où poussent des arbres fruitiers, il nous cueille des pommes et des poires, et en remplit nos sacs, avant de nous laisser de nouveau sur le bord de la route. Il aurait bien voulu nous inviter ce soir dans sa propriété pour un asado, mais sa femme est partie à l'hôpital, des complications liées à sa future maternité.

Je n'ai pas trop le temps de saliver en pensant à ce qu'aurait été une grillade de boeuf chez l'homme du campo, de plus boucher, que Juan nous embarque au km 996. Sa camionnette a quelques ratés, sûrement un problème de filtre qu'il nous dit en jetant un oeil dans le moteur. Il nous nourrit au premier resto de routier rencontré, et dans les couleurs ocres du soleil qui se couche sur la plaine argentine, on descend de son véhicule repus et enchantés par sa compagnie tranquille. Juan voulait nous aider, c'est tout. Comme ce commercial qui s'arrêtera plus tard pour nous offrir quelques fruits supplémentaires et nous inviter chez lui. Km 679. Au loin, on entendrait presque au loin la fureur de Buenos Aires. Ainsi qu'on l'avait fait une dizaine de jours auparavant, du côté de Rio Gallegos, on se regarde avec Berga. Sans parole. La capitale a beau être au bout de la route, notre envie nous pousse à encore ralentir. Pour rester plus longtemps ici, et partager un bout de vie de ces hommes de la pampa.

Jéjé

Pris sur le vif

Déjà parcouru

     1186 km      17053 km
     168 km      232 km
     6342 m (6)


Où sommes nous ?


Date : 13/08/2014
Lieu : Saugnac et Cambran, France
Déplacement : Repos
Direction :

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