Bienvenue à bord Buenos Aires, Argentine

Les voyages [en bus] forment la jeunesse. C'est ce que je clamais tout haut il y a pas mal d'années. En me disant intérieurement : "Un jour, tu finiras par te lasser de ces longs trajets en bus, d'avoir des cochons et des poules sur les genoux, de te tasser à 80 dans un bus sensé contenir 50 personnes, en oubliant les 30 qu'il y a encore sur le toit, de te retrouver à côté d'un gamin qui ne supporte plus les virages de montagne pris à la corde et te vomit ton déjeuner dessus, d'écouter une musique de cumbia à fond les enceintes à 3h du matin, histoire que le chauffeur ne s'endorme pas au volant, de maudire l'option climatisation naturelle et continue, et subir les hausses et baisses de température de -5 à +35 degrés vent inclus comme si tu voyageais sur le toit, de tous ses arrêts dans des bleds paumés dont personne n'a jamais entendu parler, hormis le passager qui y descend et le chauffeur qui y passe une fois par mois, de ses marchants ambulants qui montent aux arrêts et viennent te vendre à chaque coup LA potion miracle, celle qui quelle que soit sa couleur ou sa texture, te guérira de tout, ta calvitie, tes hémorroïdes ou du cancer dont tu ne soupçonnais même pas l'existence, de ses petits chaussons fourrés au jambon fromage achetés dans une gare routière car ils semblaient bien dorés et appétissants, et qui te tordent le bide deux heures après, pour transformer le reste de ton voyage en une longue agonie".
Bien des années après, la question est pourquoi je continue à préférer le bus à tout autre moyen de transport, en tout cas loin devant l'avion. Plus économique ? Oui, mais ce n'est pas le critère déterminant. Plus lent ? Il y a sûrement un peu de ça, le bus offre l'occasion de voir défiler tranquillement un pays installé depuis son siège, d'une cordillère à une forêt, d'une côte à une désert, avec ses yeux bien ouverts et attentifs pour l'admirer. Et surtout parce qu'il y a un parfum local dans le bus, je ne parle pas des odeurs de boustifaille ou autres odeurs corporelles des mamies qui ont passé trop de temps à garder et à cuire les moutons, mais ce parfum de la vie locale, avec ses personnages, ses discussions sur la vie de tous les jours, ses joies, ses peines, ses contraintes qu'on évite et celles qu'on subit. Voilà pourquoi j'ai toujours une attirance pour le bus, à contrario des environnements trop aseptisés, tel l'avion et ses aéroports, où rien ne transpire, au propre et au figuré, que l'on soit à Hong Kong, à Johannesburg ou à Lima ... tout y est standardisé, normalisé. Sans odeur, sans saveur.
Donc on a fait le choix de prendre le bus entre La Paz et Buenos Aires.
73 heures, dont 60 heures de bus. A ce niveau là, ce n'est plus un choix, c'est un pèlerinage.
Deux changements de bus, avec une nuit passée dans un bled de frontière, l'idéal pour un sommeil réparateur.
Un passage de frontière, et un backchish laissé au douanier.
L'inusable "Vamos, vamos !" des passagers à l'adresse du chauffeur qui fait du surplace avec son bus dans les villes, dans l'espoir de trouver de nouveaux clients pour remplir le véhicule à la moelle.
Le chauffeur qui vient voir les passagers en les avertissant : "Esta noche, muy muy frio", d'un air de dire si tu n'as pas pris un sac de couchage ou trois couvertures avec toi, demain matin on te retrouvera transformé en glaçon, je t'aurai averti.
Un arrêt imprévu en pleine nuit de 2 heures à un croisement, pour définir la route à prendre, car s'est déclenchée une nouvelle grève des mineurs boliviens. On choisit la route à l'est pour contourner les points de blocage : 4 heures supplémentaires de route, rajoutées au programme initial.
Un "surcoût additionnel" demandé par le chauffeur, car vu que ce n'était pas la route prévue, ça coûtera plus cher en gazole.
Un vendeur de savon miracle qui innove, présentant son produit avec un micro et des enceintes portatives. Pro le gars, en plus son savon ça enlève les odeurs de pied à vie. La Bolivie est un pays magique.
Un autre arrêt dans le désert, sans commentaire, arrêt que l'on devine après plusieurs dizaines de minutes être lié à une crevaison de pneu.
La forte odeur d'urine due à une jeune cholita, qui vu le refus du chauffeur de s'arrêter plus d'une fois toutes les 4 heures pour que tout le monde soulage sa vessie, s'est déchargée en pleine allée centrale du bus. Cela change de la monotonie des pauses-pipi autorisée par le chauffeur, où dans la pampa de l'Altiplano une haie de fesses colorées colore le brun de la terre.
Un papi en allant se dégourdir ses vieilles jambes perd sa chaude place au profit d'une mamie opportuniste. Trop tard pour la récupérer car allez bouger une cholita de 70 kilos sans compter ses 30 jupons une fois qu'elle est installée ... Il n'a plus qu'à s'allonger dans l'allée pour chercher le sommeil, la même allée parfumée précédemment par la jeune cholita.
Et un livre de 700 pages, "Les écureuils de Central Park sont tristes le lundi" de Katherine Pancol, avec un passage (voir ci-dessous) qui me fait dire que si tout rêve a un coût, je suis heureux de le payer, les yeux bien ouverts devant l'aube qui jette ses première couleurs sur l'Altiplano.
(...) Je veux qu'il sache qu'il n'a pas vécu cette histoire en vain, (...) qu'elle peut sauver d'autres gens encore. Des gens qui n'osent pas, qui ont peur, des gens à qui on répète toute la journée qu'il est vain d'espérer. Parce que c'est ce qu'on nous dit, hein ? On se moque des gens qui rêvent, on les gronde, on les fustige, on leur remet le nez dans la réalité, on leur dit que la vie est moche, qu'elle est triste, qu'il n'y a pas d'avenir, pas de place pour l'espérance. Et on leur tape sur la tête pour être sûr qu'ils retiennent la leçon. On leur invente des besoins dont ils n'ont pas besoin et on leur prend tous leurs sous. On les maintient prisonniers. On les enferme à double tour. On leur interdit de rêver. De s'agrandir, de se redresser... Et pourtant ... Et pourtant ... Si on n'a pas de rêves, on n'est rien que de pauvres humains avec des bras sans force, des jambes qui courent sans but, une bouche qui avale de l'air, des yeux vides. Le rêve, c'est ce qui nous rapproche de Dieu, des étoiles, ce qui nous rend plus grand, plus beau, unique au monde ... C'est si petit, un homme sans rêves. Si petit, si inutile ... Un homme qui n'a que le quotidien, que la réalité du quotidien, cela fait peine à voir. C'est comme un arbre sans feuilles. Il faut mettre des feuilles sur les arbres. Leur coller plein de feuilles pour que ça fasse un grand et bel arbre. Et tant pis s'il y a des feuilles qui tombent, on en remet d'autres. Encore et encore, sans se décourager ... C'est dans le rêve que respirent les âmes. Dans le rêve que se glisse la grandeur de l'homme. Aujourd'hui, on ne respire plus, on suffoque. Le rêve, on l'a supprimé, comme on a supprimé l'âme et le Ciel ...