Ma Dalton Dalton Highway, Alaska, Etats-Unis

28/05/2013

S'il y a une piste mythique en Alaska, faite de gravier, de pierres concassées, de sable, parfois de bitume, souvent de trous et de bosses, c'est bien celle là : la Dalton Highway, qui depuis le centre de l'Alaska et Fairbanks, mène sur les rives de l'Océan Arctique. Rien de touristique dans les motifs de sa construction en 1974 : cette vieille dame, rude, abrupte et sans concession, est un lien pour rejoindre les gisements de pétrole du nord, et est empruntée à ce titre par de monstrueux camions qui la ravitaillent en matériel. Elle sert aussi à entretenir le pipeline de pétrole dont elle suit le cheminement. Pourquoi alors l'emprunter : car c'est le seul moyen terrestre pour traverser la chaîne montagneuse des Brooks Range et rejoindre la toundra arctique. Et goûter à l'immensité sauvage des terres gelées du grand nord.

Mardi 21 mai : 8h de vélo, pour 115km parcourus

Comme d'habitude, j'ai le droit de la part des locaux bien intentionnés à une série de recommandations, qui m'avertissent des conditions polaires qui m'y attendent. Pendant que je m'escrimais sur la Glenn Highway il y a quelques jours, dans des conditions assez mauvaises, il faisait -25°C dans le grand nord, avec un vent qui fouettait glacialement le moindre relief de la toundra. Le "white-out", ce brouillard blanc, y enlevait toute visibilité. Et pour finir la neige y tombait en abondance, coupant régulièrement la route que s'évertue à maintenir ouverte le département des transports.

Lorsque je décolle de Fairbanks ce mardi matin, les sacoches chargées de nourriture pour une autonomie d'une dizaine de jours, le soleil est haut dans le ciel, il fait un bon 10 degrés : je décide donc d'enlever la micro-polaire et le bas de mon pantalon. Me voilà en short et en tee-shirt, j'ai le coup de pédale joyeux après ces quelques jours d'interruption, presque euphorique à l'idée de me lancer une nouvelle aventure. Les prévisions météo sont excellentes pour les jours à venir, le relief vallonné à souhait. Il faut peu pour rendre un cyclo heureux.

Mercredi 22 mai : 8h de vélo, pour 107km parcourus

J'attaque vraiment la Dalton Highway aujourd'hui, et la mise en bouche est relevée : des rampes incessantes, dont certaines dépassent les 15%, le tout sur un gravillon fuyant ou des pierres mouvantes. Sur une portion plate et bitumée de quelques kilomètres, je peux enfin sortir la tête de mon guidon pour observer un orignal à une centaine de mètres devant moi.

Le répit est de courte durée, je replonge les yeux au sol pour trouver le meilleur cheminement sur la piste défoncée; les descentes deviennent un véritable challenge, où avec le poids des sacoches j'ai la roue arrière qui chasse en permanence. Un chauffeur de camion me ravitaille en eau au sommet d'une nouvelle colline, et me dit qu'il a aperçu un autre cycliste il y a une dizaine de jours quelques miles plus au nord. Je lui dis qu'en ce moment le gars doit déjà être en train de se baigner dans l'Océan Arctique, il me répond qu'à l'allure il allait je devrais le rattraper d'ici peu !

C'est fait le soir même, après le passage du pont de la Yukon River, encore gelée (ce qui est exceptionnel à cette époque de l'année). Le cycliste est un vieil homme, à la longue chevelure et barbe blanche. Il traîne derrière son vélo une remorque pour bébé, remplie de matériel de camping et de nourriture. J'essaie d'engager la conversation, mais le vieil homme semble plus habitué à parler aux moustiques et aux fantômes qu'aux autres êtres humains.

Jeudi 23 mai : 7h30 de vélo, 3h de mécanique, pour 92km parcourus

Il est intéressant de voir comment la végétation qui couvre le sol est directement liée à la couche de permafrost qui se trouve dessous. Plus la terre est "réchauffée", plus le permafrost (sol gelé) se réfugie en profondeur, et plus la végétation peut se développer avec force à la surface. Les versants suds et les sommets, plus ensoleillés, accueillent de hauts conifères et une végétation variée. De même que les bords de rivières. Les versants nords et les cuvettes sont couverts eux d'une toundra rase avec de rares arbres.

Les conifères qui m'entouraient à perte de vue ont laissé la place à un champ pétrifié de bois brûlés. Toujours ces incendies d'été qui ravagent des milliers d'hectares, mais qui ont aussi la particularité de faire fondre le permafrost : la végétation qui repousse après l'incendie est donc d'autant plus vivace.

Pour le reste, la portion de route où je me trouve est appelée le "roller coaster" par les routiers : quand cela ne monte pas, cela descend. L'assurance de découvrir de nouveaux paysages à chaque sommet de colline, mais aussi celle de m'écrouler de fatigue le soir venu. Je dois appuyer tellement fort sur les pédales pour grimper que la chaîne du vélo se casse deux fois sous la tension.

Vendredi 24 mai : 9h de vélo, pour 145km parcourus

J'aperçois la chaîne des Brooks Range au nord, et pour fêter ça je descends dans un fond de vallée, porté par un vent de sud qui me fait passer cette journée pour un agréable moment de détente après les efforts des jours derniers. Je traverse la petite bourgade de Coldfoot, la seule sur la Dalton Highway. Elle est composée d'une station essence, un motel et un restaurant. Aucun moyen de se ravitailler ici, comme sur l'intégralité de la Dalton : j'ai de toute façon de la marge sur la nourriture qu'il me reste.

Je trouve tout de même un point d'eau potable, cela change du goût terreux et de la couleur "bronze" de l'eau des ruisseaux qui composent mon ordinaire. Un homme m'interpelle : il écume la région depuis quelques semaines et me certifie que la route est dégagée à minima jusqu'au col. Et me conseille aussi de poursuivre ma journée quelques miles pour planter ma tente près de la Sukakpak Mountain, un décor de carte postale qu'il me dit. Je suis son (excellent) conseil, et je dresse mon bivouac sous une falaise rocheuse, qui vire à l'orange au fur et à mesure que le soleil descend. De mon sac de couchage et par l'ouverture de la tente, j'aperçois les monts blancs des Brooks Range. Je m'endors le sourire aux lèvres.

Samedi 25 mai : 8h30 de vélo, pour 110km parcourus

Je croise un barbu à vélo qui vient du nord : un allemand qui fait la même route que moi mais dans l'autre sens. A ce que disent les chauffeurs de camion, nous sommes les deux premiers cyclistes de l'année sur la route. Nico me promet un temps frais au nord, et après le col de l'Altigun de longues portions plates et de la neige à perte de vue. Moi je lui promets un temps agréable voire chaud, et des collines incessantes au sud. On se tape sur l'épaule et on poursuit notre route.

La mienne prend la forme du plus haut col de l'Alaska, les 1420 mètres de l'Altigun Pass. Après une longue remontée de la vallée, je me fait stopper par un gars du département des transports. "Il y a beaucoup d'avalanches printanières en ce moment, je vais passer devant toi pour sécuriser le passage". Je vois un carton de bâtons de dynamite à l'arrière de son pick-up, j'espère qu'il a le bras assez long s'il doit en balancer quelques uns sur les pentes de neige. Je passe au dessous de murs de neige, je pousse sur les pédales un peu plus fort. Je suis à 4,7 km/h, la pente est de 12% sur les 3 derniers kilomètres.

En haut du col, je me rends compte de l'immensité qui m'entoure : des sommets de neige immaculée à l'est et à l'ouest, une plaine pure et infinie au nord. J'ai l'impression de naviguer sur les vagues blanches d'un océan d'écumes. Sensation grisante lors de la descente, dont m'extraient à peine un troupeau de caribous qui paissent à quelques encablures de la piste, et des chiens de prairie qui essaient de prendre de vitesse mon attelage.

Dimanche 26 mai : 9h de vélo, pour 150km parcourus

Je suis réveillé par le bruit des canards qui pataugent dans le lac glaciaire voisin, le seul des environs qui ne soit pas entièrement gelé. Je me pose face au soleil, qui lui ne s'est pas couché, adossé à un rocher pendant que mon réchaud fait fondre la neige pour le petit déjeuner. Je n'ai pas franchement envie de décoller maintenant, toutes les conditions invitent à rester là, et à laisser ses yeux vagabonder sans but précis.

Un 4*4 s'arrête, le premier depuis bien longtemps, et son conducteur me demande si tout roule : oui, tout roule, même si le vélo est à l'arrêt. Il m'offre un paquet de chips, cela sera un petit extra à mon quotidien de céréales-barres-chocolat-tortillas-beurre de cacahuètes-pâtes-iophylisés. Je repars, le vent m'est plutôt favorable, et progressivement les Brooks Range disparaissent dans mon rétroviseur. Je suis désormais dans la toundra arctique, avec cette bizarre impression de ne jamais vraiment distinguer l'horizon : tous les reliefs au loin semblent flotter dans l'espace.

Les heures s'écoulent paisiblement, je décide enfin de poser la tente alors que les 10 heures du soir apparaissent sur le compteur de mon vélo. La luminosité est toujours la même qu'à midi, je pourrais encore pédaler des heures, mais je trouve là une butte de terre qui offre une protection contre le vent qui a changé de sens et apporte un air polaire plus frais. Alors que je récupère un peu de neige pour la popote, je distingue au loin un troupeau de masses sombres et ramassées. Lorsque le premier individu se retourne, je reconnais le long poil et les cornes recourbées : il s'agit de boeufs musqués.

Lundi 27 mai : 6h de vélo, pour 90km parcourus

Je ne suis plus qu'à quelques miles de Prudhoe Bay, le terminus de mon voyage jusqu'aux rives de la Mer de Beaufort, mais je suis en ce moment arrêté au bord de la piste, totalement immobile. A 80 mètres de moi, près d'un étang, un grizzly a la même attitude. On s'observe longuement en chiens de faïence. Il finit par bouger, replongeant sa tête dans le sol pour y débusquer un peu de nourriture. Je renfourche mon vélo sans accoups, et tout doucement je relance mes roues sur le gravillon tassé. Je ne dois pas être assez appétissant, même pour un grizzly qui sort affamé de l'hiver.

Les derricks pétroliers et les barraquements de Prudhoe Bay apparaissent à l'horizon dans le brouillard persistant. Lorsque je pénètre dans le camp, je me rends compte de sa laideur. Tout est construit autour de l'or noir et des gens qui survivent ici pour l'extraire du sol. Après les 7 jours passés dans une nature qui m'a laissé pénétrer dans l'un de ses plus beaux sanctuaires, 800 kilomètres sur une piste qui m'aura souvent fait des siennes mais que j'aurai fini par apprivoiser, il n'y a rien pour moi ici. Rarement l'expression "Ce n'est pas le but qui compte mais le chemin qui y mène" aura été aussi pleine de sens. De plus, l'accès à l'océan arctique, duquel je me trouve à quelques miles, est réglementé, réservé en priorité aux exploitants pétroliers.

Je change de côté de route, tourne mon vélo vers le sud, et lève mon pouce. Le bruit d'un moteur me sort de ma rêverie quelques secondes après. Un pick-up s'est arrêté, et me propose de m'avancer sur le chemin du retour. Je saute de l'engin quelques heures plus tard, pour camper une dernière fois au pied des Brooks Range. Je trouverai bien demain un nouveau convoi pour rentrer à Fairbanks. Et alors que je remonte le zip de mon sac de couchage, et que je ferme l'oeil sous le soleil de minuit, je sens au fond de moi qu'une page de mon histoire s'est ouverte, et que l'encre blanche de ces montagnes arctiques viendra un jour y dessiner la réalisation d'un rêve qui naît.

Jéjé

Pris sur le vif

Déjà parcouru

     1186 km      17053 km
     168 km      232 km
     6342 m (6)


Où sommes nous ?


Date : 13/08/2014
Lieu : Saugnac et Cambran, France
Déplacement : Repos
Direction :

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