En bout de course Trevelin, Argentine

12/02/2014

La panaméricaine. Le rêve du cyclotouriste en short. La panacée du mollet vaillant. Le paradis du campeur à sacoches Ortlieb. L'apothéose d'une vie à pédales.

Il ne passe presque pas un jour sans que l'on rencontre, sens Sud-Nord ou Nord-Sud, l'un de ses fous de vélo qui se bat contre sa machine infernale pour joindre les deux extrémités de l'Amérique, la Terre de Feu et Ushuaïa, à l'Alaska et Prudhoe Bay. Et bon nombre de français parmi eux. Comme le disait un de nos compatriotes qui faisait de l'auto-stop sur une route désertique de la pampa, "à croire que les français ont des gènes de galériens". En Amérique du Sud, on doit sentir nos origines de Guyane.

On navigue à vélo aujourd'hui entre la ruta 40 argentine et la nacional 7 chilienne (aussi appelée la carretera austral), les deux axes principaux qui plongent vers le sud et la Terre de Feu. L'occasion de rencontrer ces hommes (et femmes) qui ont fait le choix de tout quitter pour un, deux, trois, quatre ans voir plus, et d'arpenter les chemins de l'Amérique. En voilà un portrait, ou plutôt une caricature.

D'abord il y a ceux qui viennent du Sud, qui ont commencé il y a plusieurs semaines, et que l'on croise sur notre route en sens inverse. Frais, toniques, mangeurs d'espace, dévoreurs de temps. Ils comptent en kilomètres, ils rythment leur temps en heures sur le vélo ou en heures en dehors du vélo, ils se lèvent, ils savent qu'ils seront sur le vélo dans moins d'une 1 heure et 30 minutes, ils ont X heures de vélo à faire, il leur faudra 45 minutes de pause dans la journée, pour boire, manger, pisser, ils s'accorderont 30 minutes pour trouver un endroit pour poser leur campement, encore 30 minutes pour s'installer, le double pour se faire la popote du soir, 10 minutes pour compter les kilomètres faits et ceux à faire le lendemain. Il leur restera 5 minutes environ pour s'endormir. Quand tu les arrêtes pour discuter, la première impression qu'il te vient est que tu les emmerdes. Tu es en train de casser leur moyenne horaire journalière, tu vas les retarder dans leur almuerzo de la mi-journée, voire tu vas les empêcher de rejoindre la fin de l'étape qu'ils s'étaient fixés pour passer la nuit. La vie est comptée. En mois, en semaines, en jours, en heures, en minutes, en secondes. Ils ont tout quitté pour venir ici, mais en fait ils n'ont rien laissé derrière eux, hormis un espace de 10000 km. Il n'y a pas de sens, juste une course contre le temps, comme ils le faisaient dans leur routine berlinoise, parisienne ou madrilène. Déprimant. Car le temps gagne toujours à la fin. Il t'aura fait vieillir, donné des coups, amené quelques extases, il t'aura pris beaucoup de choses, il t'en aura amené peu. Et eux, ils gagnent quoi pendant ce temps ?

Et puis il y a la procession des cyclos en bout de course, qui ont commencé dans l'autre sens sur la terre alaskane il y a des dizaines de mois, dont on accompagne les derniers efforts. Ceux-là sont lents, usés, zigzaguent en permanence, ne connaissent plus la signification de la ligne droite. Ils ont perdu beaucoup de choses en chemin. Leur montre pour commencer. Demandez leur l'heure, le jour, la date, ils vous regarderont avec un sourire magnifique, qui vous dit à la fois "je n'en sais fichtre rien" et "je m'en fous totalement". Certains parlent même de continuer des mois, des années, par l'Afrique, l'Asie, par bateau ou faire le même chemin dans le sens du retour. D'autres racontent qu'ils en ont fait le tour de cette ligne, parlent de la vie d'après, du métier duquel ils vivront, sûrement au plus près de la nature, des gens, des vraies valeurs, celles qui différencient l'homme, les bêtes et les machines. D'abord ne pas retomber dans le tourbillon de l'argent et du pouvoir. Ne plus retrouver la vie et le stress qu'ils ont quitté. Ils te parlent de leur famille, de celle qu'ils se sont faits au fur et à mesure du voyage, ceux qui ont partagé un bout de route avec eux, des horizons communs et des soirées au coin du feu. Qu'ils n'oublieront pas. "De tous les portraits que j'ai tiré pendant ce périple, je ferai un grand tableau de visages. Ils m'accompagneront et me regarderont le reste de ma vie, pour me rappeler ce qui est important."

Alors que s'est-il passé entre ces deux espèces, qui n'en forment qu'une en fait ? Au départ, le choix d'une grande aventure, la volonté de se retrouver, la fuite d'un environnement qui ne leur convient plus. Le choix de tout couper ? Finalement pas si dur à faire, au regard de toutes les promesses que porte l'avenir. Mais plus difficile il est de quitter son conditionnement, son rythme de vie, ce fameux métro-boulot-dodo, qui au non de la performance nous demande le meilleur de nous-mêmes, qui nous abrutit au point de nous aveugler et de tenir comme vérité les raisons qui nous poussent à courir en permanence, au détriment de celles qui nous font vivre. Puis le voyage fait son oeuvre auprès de la communauté de ces cyclo-voyageurs : il les perd, il les retrouve, il les guide, il les abandonne encore. Il les trimballe comme des morceaux de bois dans les vagues d'une grande marée, sans cesse happés par le ressac. Ils résistent un moment, essaient de garder un cap, s'épuisent à avancer contre-courant. Et un jour ils finissent par abandonner, se laissent porter par l'eau. Et là, à regarder le temps passer, inexorablement, sans essayer de l'accélérer ou de vainement l'occuper, certains finissent par comprendre. La vie est juste là. Rouler n'est qu'un prétexte. La piste est une chimère. Les vrais chemins sont tout autour, dedans ou dehors. Carpe diem.

A cet instant précis un cheval couleur alezan me regarde, après s'être désaltéré dans la rivière, à quelque pas de notre tente. D'un long regard noir et vibrant, jusqu'au moment où un gaucho patagon, botté et sanglé, surgit d'un bosquet, soulagé de retrouver sa monture. Le cheval alors se recule, voulant encore sauver quelques moments de liberté. Mais sa selle, son air apeuré et déjà soumis, la promesse d'un foin à profusion le soir venu, tout le pousse à reprendre du mors. Ce que l'homme ne tardera pas à lui donner. C'est peut-être mieux. Peut-être.

Demain, de notre côté, la selle on l'aura de nouveau sous les fesses. Au vu de la taille des cailloux des pistes de ripio, et des vibrations dans les reins, on n'est pas toujours persuadé qu'il s'agit de la meilleure position.

Jéjé

Pris sur le vif

Déjà parcouru

     1186 km      17053 km
     168 km      232 km
     6342 m (6)


Où sommes nous ?


Date : 13/08/2014
Lieu : Saugnac et Cambran, France
Déplacement : Repos
Direction :

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