Los gringos van a morir Volcan Coropuna, Pérou

22/04/2014

Le chapeau enfoncé au raz des yeux plonge dans l'ombre leur iris charbon, qui était déjà à peine visible à travers la fente de la paupière. Mais il ne masque pas leur moue dubitative et interloquée. On les entendrait presque fredonner entre les dents un inaudible "Los gringos van a morir", à la quinzaine de petits vieux péruviens enfoncés dans leur siège de bus. Serrés les uns contre les autres, autant pour conjurer le mauvais sort que pour partager les quelques couvertures disponibles.

Ce sont trente yeux noirs qui nous observent maintenant attentivement des fenêtres du bus. On sent la même concentration intense qu'il y a quelques minutes, quand tous ronflaient la bouche ouverte. 1 heure du matin, température négative, nuit opaque, qu'essaie de troubler sans succès un croissant de lune lointain. A notre demande le chauffeur nous a débarqué ici, 90 kilomètres de piste après le dernier hameau traversé, et au moins autant avant le prochain. Pas âme qui vive dans ce désert de poussière, de pierres et de cactus. Hormis nous deux, sac sur le dos, lampe frontale à la main, pour éviter de s'empéguer un arbre à pointes ... alors que le bus repart, cahin cahat sur sa route défoncée, emmenant quinze chapeaux de feutre et autant de cerveaux flétris vers une oasis moins inhospitalière, qui leur assure, tout du moins ils l'espèrent, une espérance de vie plus longue que la nôtre. Putains de vieux, tu crois que l'un d'eux nous aurait souhaité un chaleureux "Suerte" ? A croire que plus tu te rapproches de la croix et du trou auquel elle fait de l'ombre, plus tu t'agrippes à la terre avec les ongles pour éviter d'y glisser dedans, quitte à y pousser ton cadet d'abord.

Le froid ne nous pousse pas à épiloguer sur cette scène d'un autre monde. Il faut trouver un endroit pour planter notre tente, il paraît qu'il y a une lagune derrière cette crête, cela fera bien l'affaire pour les heures qui restent jusqu'au petit jour. Seules les étoiles sont là pour nous observer en train de monter notre abri, et se glisser dans notre sac de couchage. Elles, elles peuvent comprendre pourquoi on est venu ici, loin de la lumière et de la chaleur de la ville, loin de toute couverture de réseau mobile, loin de tout ce que la main de l'homme aurait pu déformer. Pour fêter notre arrivée et notre nouvelle solitude, les étoiles vont donc profiter de la nuit pour polir de leurs feux doux et scintillants les pentes du volcan Coropuna, et en saupoudrer les 6370 mètres du sommet d'une couche de sucre glace brillante à croquer. Demain sûr que le volcan sera sous son meilleur jour avec la bienveillance des astres.

Quatre jours plus tard, le massif du Coropuna s'éloigne dans notre dos, encore plus blanc, encore plus brillant qu'il ne l'était à notre arrivée. La bonne nouvelle, c'est que les abuelas péruviennes peuvent toutes aller se rhabiller avec un nouveau jupon. Les gringos ne sont pas morts, en fait on n'était même pas des gringos il fallait leur dire. Peut être amaigris et fatigués par les 3 dernières nuits à 5200 mètres d'altitude. Et une nouvelle fois je suis étonné et admiratif devant les ressources de ma moitié. Cela fait neuf mois qu'elle supporte des situations dont elle n'aurait jamais cauchemardé il y a quelques années ... lutter contre les éléments naturels, le froid, le vent, la neige, la pluie, la chaleur, lutter contre la fatigue, la faim, la soif, le désir d'arrêter, de tout plaquer, et puis putain qu'est-ce qu'on fout là merde alors qu'on pourrait être dans notre jardin de Toulouse à regarder les olives pousser, à attendre le retour du chat pour lui préparer sa gamelle, à commander une pizza chèvre miel avec beaucoup de fromage s'il vous plaît car j'aime quand ça dégouline, à se lover sous la couette car l'été n'est pas encore arrivé et il fait trop froid pour sortir dehors non ?

Alors quand on se retrouve à marcher à 5000 mètres d'altitude, avec un sac à dos qui fait un bon tiers de son poids, à dormir à sur une couche de pierre ou de glace, avec ce que ça entraîne d'inconfort, de manque de repos, de fatigue sans cesse accumulée, quand on continue à avancer dans une neige qui piège à souhait, de plus en plus profonde, pour l'instant d'après se transformer en véritable patinoire en dévers ... Et puis ce temps, qui ne nous laisse aucun répit, de la neige, des orages de grêles, et une timide apparition du soleil, bien sûr fêtée par des vents catabatiques. Avant que tout tourne au vinaigre de montagne, neige et boue fondues, surtout ne pas se dire qu'il n'y a personne dans les environs sur qui compter, les premiers "voisins" sont à 5 jours de marche. J'en enlève mon bonnet népalais que je fais danser bien bas devant ma beauté, car il fallait que tu m'aides à prendre une partie du poids de notre cordée sur tes épaules ... et pour cela tu as rentré les épaules et laissé passer l'orage, outrepassant des limites que tu croyais infranchissables.

Quand au Coropuna, il sera toujours là, et peut être qu'un jour on reviendra se frotter à ses pentes, que cette fois là on ira au delà de la côte de 5800 mètres, et dans la lumière de l'aube, les étoiles nous montreront le chemin du sommet, cette couche de sucre glace brillante qu'on croquera ensemble, Cric et Croc croqueront le grand Cruc qui croyait les croquer.

Jéjé

Pris sur le vif

Déjà parcouru

     1186 km      17053 km
     168 km      232 km
     6342 m (6)


Où sommes nous ?


Date : 13/08/2014
Lieu : Saugnac et Cambran, France
Déplacement : Repos
Direction :

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