La petite colline Huayna Potosi, Bolivie

Jeudi 15 mai, 18h30. 3670 mètres d'altitude, une chambre sombre et spacieuse du centre de La Paz, Bolivie.
Jéjé, assis dans un fauteuil défraîchi, dit à Berga :
- Je ne peux pas prendre la décision à ta place.
- Je sais, mais j'hésite, répond Berga, qui fait les cent pas sur la moquette entre le lit et la salle de bain. J'ai bien envie de monter sur le Huayna Potosi, la vue y est magnifique, il parait qu'on voit même le lac Titicaca ... mais je ne suis pas sûr d'en être capable, il y a une sacrée crête quand même.
- C'est l'envie qui commandera le fait que tu y arriveras.
- Oui, peut être, mais est-ce que j'ai vraiment besoin de faire ça ? qu'est-ce que j'y gagne au final ?
- Je ne sais pas. Rien sûrement. Lionel Terray, un alpiniste français des années 50, a écrit un bouquin qui s'appelle "Les conquérants de l'inutile". Tout le monde cherche une chose différente en grimpant sur des sommets. Un point de vue que l'on n'a pas d'en bas, un accomplissement personnel, de quoi nourrir son orgueil, dépasser ses limites, la notoriété, un plaisir simple et sans fard, entretenir une relation spéciale avec la montagne.
- Pour moi, c'est surtout travailler sur mon vertige, vaincre un peu plus cette affreuse sensation qui me poursuit tout au long du voyage.
- Alors sûrement que le Huayna Potosi est la montagne qu'il te faut. J'ai lu certains récits, et tous s'accordent à dire que cette montagne est plus difficile que la réputation "tranquille" qui lui a été donnée par des agences boliviennes d'expéditions. Des rimayes à franchir, des pentes à 50-55 degrés d'inclinaison, une arête finale tellement gazeuse qu'on a l'impression de marcher sur une corde d'équilibriste, au dessus de 1000 mètres de vide.
- C'est pas les pentes qui m'inquiètent, c'est cette p... d'arête ! Oh, je ne sais plus si j'ai envie d'y aller. Toi aussi tu n'as pas l'air très motivé, tu ne me pousses pas spécialement.
- Sûrement que pour moi, ce sommet n'est pas une finalité en soi. Par le fait qu'il est trop accessible par les transports et donc trop fréquenté, et que tout cela m'enlèvera une partie de la joie que j'ai à me retrouver en montagne. Si je ne te pousse pas, c'est que je souhaite éviter que tu te demandes ce que tu fais là, et que tu ne trouves pas de réponse valable, alors qu'on se retrouvera en position délicate en pleine face nord de la montagne. Des doutes, tu en auras sûrement, quand tu seras fatiguée et tu auras froid. Mais si tu t'es forgée la conviction que tu es au bon endroit, alors tu trouveras l'énergie pour passer par-dessus les mauvais moments et continuer.
- J'hésite. Je me dis que je peux le faire, mais je n'arrive pas à me lancer. Après c'est sûr que de prendre un guide, ça me rassure, ça m'évitera de te gueuler dessus quand ça ne va pas ... et je serai un peu plus obligée "d'avancer".
- Il nous reste un quart d'heure d'ici 19h pour se décider, histoire de faire toutes les formalités pour l'ascension.
36 heures plus tard exactement. 6070 mètres d'altitude, arête finale du Huayna Potosi.
On pose le pied sur une arête qui fait la largeur d'une boîte à chaussure. A gauche, une pente abrupte, que l'on vient de grimper à la force du piolet. A droite, le vide. Il reste une centaine de mètres à parcourir sur cette crête, quelques mètres à s'élever pour atteindre la petite pyramide que l'on devine être le sommet. Avec Andres, notre guide, on encourage Berga par quelques mots simples. Je sens que ses jambes flagellent, je comprends la longue et douloureuse hésitation au moment d'avancer sur ce fil blanc. A mon tour, il me faut de longues secondes pour me dresser, jeter un coup d'oeil à la vue imprenable sous nos pieds, faire le vide dans ma tête, évaluer la force du vent qui nous fouette de côté, me concentrer sur les prochains pas à poser. Et éviter de penser à toute autre chose.
Quelques minutes plus tard, on s'assoit sur la pointe du Huayna Potosi. 6088 mètres. Je vois les yeux de Berga humides, je lui demande si c'est la joie, elle me répond que c'est un mélange de tout, la fierté de l'avoir fait, la peur, celle qu'elle a éprouvée et celle qui est à venir quand il faudra redescendre par la même trace.
Et alors que l'on pose nos crampons et piolets de retour au camp de base, celui que l'on avait quitté en pleine nuit pour l'ascension du sommet, elle me demande si tout cela a eu vraiment lieu, si c'était elle qui était suspendue dans le ciel, reliée à la terre par une mince couche de neige. Oui, ce matin tu étais bien au sommet ma chérie. Au sommet du Huayna Potosi, "la Petite Colline" en quechua.